A mes amis Bamakois.


Le 17 mars à Marseille, s’est tenu le forum Europe-Afrique sur le thème : métropoles européennes et africaines, les actrices de la relance mondiale. Étaient présents le ministre français du commerce extérieur, les responsables de la métropole Aix- Marseille, quelques grandes entreprises européennes désireuses d’accroitre leurs activités en Afrique, et quelques responsables politiques africains venus exposer leurs besoins.

Il faut savoir que la taille des capitales africaines double en moyenne tous les dix ans. Beaucoup de villes africaines dépasseront les dix millions d’habitants avant la fin de la décennie. Sur ce marché prometteur qui consiste à équiper les grandes métropoles africaines, les entreprises européennes, autrefois en position de quasi-monopole, sont à présent en concurrence avec le reste du monde. Comment rester attractives face à des concurrents qui cassent les prix et améliorent sans cesse leurs services ? Voilà un des défis que ce forum veut relever. Défi d’autant plus colossal que l’Europe n’a pas apporté aux capitales africaines une évolution particulièrement remarquable ces vingt-cinq dernières années.
Je peux vous en parler, j’étais aux premières loges.

Je me suis installé à Bamako, capitale du Mali, à la fin des années 90. À cette époque, Bamako était surnommée « la coquette », tant la ville était agréable à vivre. À pied, en vélo, en charrette, en bus ou en voiture, nous nous déplacions avec aisance. Les terrasses des cafés donnaient sur la rue où nous prenions plaisir à contempler le fabuleux spectacle propre aux villes africaines. Un brouhaha composé des différentes langues du Mali et les savoureuses odeurs des marchandises affluant des quatre coins du pays s’invitaient à nos sens en alerte.

À cette époque, je partageais mon temps entre Paris et Bamako. Paris, sous l’impulsion de son nouveau maire, Bertrand Delanoé, commençait à limiter l’usage de la voiture au centre-ville. Les trois voies se transformaient en une voie pour les voitures particulières, une voie pour les transports en commun et le reste pour les vélos et les piétons. Les trottoirs s’élargissaient, on plantait une deuxième rangée d’arbres sur les grands boulevards. Dans toute l’Europe, les grandes agglomérations transformaient leur centre-ville en zone piétonnière.

Au début des années 50, de gigantesques chantiers avaient été entrepris pour faire passer les automobiles au cœur de nos villes. De non moins gigantesques travaux furent nécessaires cinquante ans plus tard pour les en chasser. Pour expliquer ce manque de vision – qualité que l’on est en droit d’attendre des décideurs politiques –, nous pouvons aisément supposer que, déjà à l’époque, les grands industriels influencèrent, trompèrent ou forcèrent la main des politiques afin de faire tourner leurs usines. Car c’est là un des pires maux de l’Occident. L’industrialisation, qui a sorti un temps l’humanité de sa « misère », semble vouée à l’y faire replonger aussi vite.
Enfin, malgré les pressions continues des industriels, la gêne occasionnée par les bagnoles en centre-ville était telle (pollution sonore, atmosphérique et visuelle, gaspillage de temps, d’argent et d’énergie) qu’elle finit par convaincre les politiques de faire marche arrière.

C’est à peu près à ce moment-là que les industriels jetèrent leur dévolu sur les capitales africaines, avec la redoutable efficacité qu’il faut bien leur reconnaître. Tandis que Paris réduisait ses grands boulevards de 3 à 1 voie, Bamako élargissait ses rues de 1 à 3 voies. En moins de deux décennies, Bamako « la coquette » devint une des capitales les plus embouteillées et polluées du monde. On coupa les arbres centenaires pour agrandir les routes, on construisit de gigantesques échangeurs afin de ne laisser aucune chance aux piétons et aux cyclistes. Ils avaient disparu depuis longtemps, mais sait-on jamais… Les cafés n’ont plus de terrasses en plein air, car l’air est devenu irrespirable, le bruit des moteurs couvre les voix des hommes et l’on ne sent plus que l’odeur des gaz d’échappement.

À la fin des années 90, les capitales européennes auraient pu faire bénéficier les capitales africaines de leur expérience et leur éviter ainsi une perte de temps, d’argent, et tous les problèmes de santé engendrés par la pollution. Malheureusement, l’Europe a préféré exporter ses vieilles recettes périmées. Quant aux Africains des villes, ils se sont engouffrés dans la « modernité » sans aucune prudence, comme s’il s’agissait pour eux de rattraper un retard.

Il faut reconnaître que la terminologie qui caractérise les rapports entre l’Europe et l’Afrique depuis le début de l’ère industrielle est édifiante. L’une serait développée, l’autre sous-développée, l’une serait plus avancée, l’autre moins avancée… Le discours est si bien rodé, et depuis si longtemps, que beaucoup d’Africains s’y sont laissé prendre. Car les médias qui prédominent en Afrique sont toujours les médias occidentaux. Tout naturellement, ceux-ci propagent une vision unilatérale du monde, un véritable scénario hollywoodien où l’Europe serait un paradis et l’Afrique un enfer. Ce scénario rassure les Européens sur leur mode de vie autant qu’il contribue à l’émigration massive des jeunes Africains vers l’Europe.

Pour vous faire sentir à quel point ce scénario véhiculé par les médias européens est pitoyable, je continue mon histoire.
La capitale Bamako étant devenue trop polluée à mon goût, je me suis installé en brousse il y a une quinzaine d’années. Le village où j’habite désormais ne possède aucune infrastructure : pas de route carrossable, pas d’eau courante, pas de réseau électrique, pas de décharge… Ce n’est pas pour autant que cette société est moins évoluée que la nôtre. Sur certains plans, elle est même largement en avance !
Son mode de vie est durable, objectif que nous ne sommes pas près d’atteindre. Les erreurs monumentales que nous commettons en Europe, poussés par nos puissantes industries, ne pourraient pas se produire ici. Pour ces sociétés qui ont su conservé leur tradition orale, le pire fléau auquel l’humanité pourrait être confrontée serait la perte de la parole juste. Un monde où l’on pourrait dire tout et n’importe quoi sans être impitoyablement mis au ban de la communauté est un monde qui court à sa perte… Qu’il serait bon que nos politiques, nos industriels et nos journalistes fassent un stage en immersion totale dans ce village !

Les sociétés industrialisées ne sont pas en avance sur les autres parce qu’elles se sont imposées plus par l’hypocrisie que par la ruse. Or l’hypocrisie contrairement à la ruse n’est pas un facteur d’évolution pour l’humanité. 
En revanche, l’hypocrisie, elle, est en perpétuelle évolution dans le langage des industriels. Ils ne parlent plus d’« aide au développement », les africains sont à présent élevés au rang de partenaires. Aujourd’hui, ils préfèrent parler de « partenariat gagnant-gagnant ». Ce qui laisse entendre qu’ils conçoivent aussi des partenariats gagnant-perdant…  

Aujourd’hui les Africains se tournent plus volontiers vers de nouveaux partenaires parce qu’ils ne font plus tout à fait confiance aux Européens. Comment faire confiance à une civilisation qui est capable de défigurer des villes millénaires pour, à peine cinquante ans plus tard, faire marche arrière ? C’est déjà assez déroutant qu’elle ait toujours confiance en elle-même ! Comment faire confiance à des partenaires qui reproduisent en Afrique les erreurs qu’ils ont précédemment commises chez eux ? 
Quelles sont les prochaines solutions que l’Europe proposera à l’Afrique ? Va-t-elle l’inciter à industrialiser l’agriculture et à intensifier l’élevage ? Ces tragiques erreurs que nous avons commises en Europe et dont nous comprenons les conséquences depuis au moins deux décennies ? D’ailleurs, nous observons dans ce domaine le même scénario qu’avec l’automobile : cinquante ans après, malgré la pression constante des lobbies industriels, nous faisons machine arrière…

Les Africains ne trouveront certainement pas plus leur Graal avec leurs nouveaux partenaires qu’avec les Européens. Mais c’est là l’étape indispensable pour parvenir à cette conclusion : l’Afrique est si particulière qu’aucune solution importée ne pourra lui convenir. Elle doit tracer sa propre voie.

Ce forum Europe-Afrique se résuma à un grand raout de businessmen où le mot « milliard » était dans toutes les bouches. La palme revenant à Franck Riester, le ministre du commerce extérieur français, qui avança le chiffre de soixante-dix mille milliards d’euros pour équiper les métropoles d’ici 2100 ! 
Érections dans l’assistance, composée en majorité d’hommes. 
– Vous vous rendez compte ? Soixante-dix mille milliards ! , insista-t-il de peur que nous n’ayons pas assez d’imagination pour visualiser la somme.

Face à de tels visionnaires, je pense qu’un forum Afrique-Europe dans mon petit village au large de Bamako ne serait pas du luxe pour laisser une chance à l’humanité.

Marseille, le 27 mars 2022

Des problèmes de santé et des ennuis mécaniques m’amenèrent à faire une escale de plusieurs semaines à Papeete. Mon bateau et mon corps avaient tous deux décidé de faire une halte.

La marina de Papeete, où sommeillent paisiblement une cinquantaine de voiliers, se situe en plein centre-ville. Elle jouit d’une proximité agréable avec les établissements chics de la ville, boutiques, bars et restaurants. Bien que Papeete soit un important port commercial du Pacifique, il y règne une atmosphère débonnaire, semblable à celle des petits ports de plaisance en métropole. Il semblerait que le style polynésien parvienne à imposer son suave tempo à cette brutale activité économique.

C’était la première fois depuis mon départ de Marseille, il y a quatre ans, que je reprenais vraiment contact avec mes compatriotes et leurs préoccupations du moment. J’écoutais le journal de France Inter en podcast le matin à la radio, entamais des conversations de comptoir au café du coin et participais parfois à des discussions animées à l’apéro en fin de journée. Je me rendis compte à quel point j’étais déconnecté. Je m’étais absenté quelques années à peine, mais entre-temps, le monde avait basculé. Je me demandais si un voyageur qui reviendrait après un périple de dix ou vingt ans reconnaîtrait encore le monde qu’il avait quitté.

Je ressentais en même temps un délicieux recul, découvrais d’étonnantes perspectives. Ce sont là les privilèges du voyageur au long cours qu’il est de mon devoir de vous faire partager.

Pour bien comprendre les bouleversements auxquels nous assistons, il faut essayer de les inscrire dans l’Histoire. Hasard des chiffres, j’étais parti presque quatre ans auparavant, et ce que je découvris ici m’emporta quatre siècles en arrière, en l’année 1637. C’est l’année où Descartes publia son Discours de la méthode. Je vous invite à relire ce texte pour vous rendre compte de sa formidable ambition ! Finies les théories religieuses, les superstitions en tous genres, seul le raisonnement logique devait permettre à l’être humain d’avancer. Ce fut la naissance d’une nouvelle manière de penser que l’on appela le cartésianisme. Tous ceux qui ont suivi le programme de l’Éducation nationale ont acquis un esprit cartésien.
Ce discours était osé. À cette époque, l’Église catholique envoyait au bûcher tous ceux qui se livraient à des démonstrations scientifiques pouvant remettre en cause les Saintes Écritures. Cependant, chaque nouvelle découverte provoquait un éclair qui illuminait l’esprit humain, comme si un miracle se produisait, comme si la Vérité apparaissait enfin. Le cartésianisme eut raison des croyances religieuses. Il s’ensuivit le formidable essor des sciences et des techniques qui apporta – et apporte toujours – tant à l’humanité. À tel point que beaucoup en conclurent que le cartésianisme leur avait procuré une intelligence supérieure.
Cependant, il faut bien reconnaître que les comportements humains que nous observons depuis le début du covid tendent à prouver qu’il n’en est rien. À présent, les gens portent un masque sur la bouche et respirent par le nez, l’enlèvent quand ils s’assoient avec leurs semblables et le remettent quand ils s’en vont… Au bistrot, toutes les discussions tournaient autour du covid. On manipulait les chiffres pour appuyer de spécieux raisonnements, on ratiocinait, on coupait les cheveux en quatre… Je ne saurais dire lequel du masque ou du manque d’oxygène accentuait le plus l’air ahuri de mes concitoyens, mais je crois que Sherlock Holmes lui-même n’aurait pu trouver une graine de bon sens par ici.

Chaque samedi, sur la place du Gouvernorat, à Papeete, se tenait une manif contre l’obligation vaccinale. L’ambiance était chaleureuse et colorée. Les mamans aux chapeaux fleuris et amples robes à fleurs vendaient des frites de taro et de la citronnade sur leur stand, comme un pied de nez au MacDo juste en face. Le micro passait de main en main. Les paroles pleines d’humanité et de bon sens se succédaient, entrecoupées d’orchestres locaux. Malgré l’atmosphère on ne peut plus détendue et bon enfant, on sentait une forte exaspération face aux règles sanitaires imposées par la Métropole. Les Tahitiens entendaient défendre leur libre arbitre avec le cœur, l’esprit et, pour certains, les muscles.

Au même moment, à Paris, le gouvernement entendait prolonger le pass sanitaire jusqu’en juillet 2022, mesure qui toucherait aussi la Polynésie par je ne sais quel rapport de dépendance. Or le pass sanitaire équivalait pour beaucoup à une obligation vaccinale. Deux mondes s’affrontaient, deux intelligences se mesuraient : la froide rationalité du gouvernement français, qui use et abuse de l’art de manipuler des sophismes, et la foi irrationnelle des Polynésiens en leur capacité de jugement.

Tous les deux, peuple polynésien et gouvernement français, sont convaincus d’avoir raison. Et tous les deux ont raison, car il y a deux intelligences chez l’homme : l’intelligence naturelle, qui évolue à son rythme depuis la naissance du monde, et celle que nous avons fabriquée de toutes pièces en suivant la méthode de Descartes. La seconde a tendance à étouffer la première presque partout sur la planète, là où l’éducation ne s’est concentrée que sur le développement de la rationalité. Mais il reste des territoires à double culture, comme ici où les deux s’affirment équitablement, et des lieux magiques où le cartésianisme n’a pas encore pénétré. Là, attention, c’est le dépaysement assuré !

Quand ces deux intelligences ont des positions irréconciliables naît la confusion chez l’individu. Pour préserver notre santé mentale et physique, nous sommes tenus de les accorder. Je n’y suis pas parvenu, de là est venu mon problème de santé.
D’après les thérapeutes que j’ai consultés, mon corps a subi de plein fouet cette dualité lors de cette escale à Tahiti où le confinement m’imposa de ne pas naviguer. Cela déclencha en moi un violent lumbago qui m’amena droit aux urgences pour recevoir des piqûres de morphine – soit l’exact effet contraire escompté par cette mesure… Si l’on pouvait faire la somme des effets négatifs et positifs de l’ensemble des mesures prises par des gens cartésiens pour lutter contre le covid, nul doute qu’on laisserait le citoyen suivre un peu plus son instinct pour décider ce qui doit être bon pour lui et son entourage.

Comme tout esprit cartésien, j’ai toujours pensé que plus l’homme devenait rationnel, plus on pouvait s’appuyer sur sa capacité de jugement et plus on pouvait lui faire confiance. Et moins il fallait recourir à des réglementations contraignantes pour maintenir l’ordre et la discipline. Comme un enfant qui grandit et devient conscient, on peut commencer à lui accorder certaines libertés. Cependant, j’ai passé cinquante ans sur cette terre et, autant que je me souvienne, les lois concernant ma propre sécurité n’ont fait que se multiplier et, par conséquent, ma liberté n’a fait que se réduire.

En 1973, une loi imposa la ceinture de sécurité obligatoire au volant. Elle souleva une forte contestation, car elle touchait aux libertés individuelles. Nous en rions presque aujourd’hui tant cette liberté nous paraît lointaine et utopique ! C’est dire le chemin parcouru depuis…
En 2001, les attentats du 11 septembre nous ont véritablement plongés dans l’ère sécuritaire planétaire. Les mesures prises par nos gouvernants pour nous protéger nous mettent plus sûrement en danger que l’absence de mesures. Je trouve par exemple que la façon dont les agents de l’immigration américains nous traitent lors de notre arrivée sur leur territoire a plus de risques de faire de nous des terroristes que de chances d’empêcher leur entrée… Je trouve également que la décision prise par les Occidentaux de classer le Sahel en « no go zone » rendit la zone plus sûrement dangereuse et meurtrière que n’importe quel groupe armé présent dans le secteur.
Ces lois ne rendent pas le monde plus sûr. En revanche, elles rendent l’homme plus bête en le déresponsabilisant.

Il n’y a pas que sur les volets sanitaires et sécuritaires que nous avons des comportements idiots. Sur le plan écologique, nous atteignons des sommets de bêtise. En 1992, le sommet de la Terre, tenu à Rio, posa un diagnostic clair sur l’impact des activités humaines sur la planète. En 2002, à l’ouverture du sommet de la Terre à Johannesburg, devant l’inaction des gouvernements, Jacques Chirac prononçait une phrase qui toucha les esprits : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » En 2021, alors qu’a lieu en ce moment même à Glasgow la COP26, nous polluons bien plus qu’en 1992, et bien plus encore qu’en 2003. À présent, nous regardons brûler notre maison…
Sur le plan économique, c’est carrément le bonnet d’âne. Dans presque tous les secteurs industriels, nos grandes entreprises se livrent au grand jour à des activités dont l’objectif semble être de vouloir à tout prix nous tuer, nous empoisonner, nous asservir, nous ruiner…

On a tendance à croire que toutes ces erreurs sont temporaires et circonstancielles, que les progrès techniques ont fait évoluer la société humaine si rapidement que l’homme n’a pas encore eu le temps de bien s’organiser. Mais ces erreurs se répètent depuis si longtemps à présent et se reproduisent dans de si nombreux domaines qu’on devrait plutôt se demander s’il n’y a pas un problème de fond, si, en définitive, à tout miser sur le cartésianisme sans égard pour notre intelligence profonde, nous ne serions pas devenus des imbéciles…

Il y a quatre cents ans, Descartes voulait aider l’humanité à s’extraire de l’obscurantisme. Mais s’il voyait la façon dont nous tentons de traiter certains sujets aujourd’hui, je suis persuadé qu’il serait le premier à proposer une nouvelle méthode.
Je vous proposerais bien la méthode Depardieu, mais elle ne vaut que pour moi : cela fait quatre ans que je voyage en voilier dans un espace-temps qui m’est propre. C’est ce dont j’ avais besoin pour pouvoir y voir clair et t’écrire ces articles, cher lecteur ! Les longues rêveries devant l’horizon, le simple fait de suivre la courbe du soleil dans le ciel provoquent régulièrement des éclairs qui illuminent mon esprit, comme si un miracle se produisait, comme si la Vérité m’apparaissait enfin.. En revanche, chaque fois que je remets pied à terre, la vaine rationalité de mes contemporains sur des sujets où l’on peut démontrer tout et son contraire me replongent dans les ténèbres de mon époque.

Le bon sens, l’intuition, la transcendance de l’âme, les rêves et toutes les interprétations colorées de notre esprit font partie de l’intelligence naturelle de l’homme. Si nous ne la maintenons pas à l’égal du cartésianisme, si nous ne tablons pas sur elle, nous retomberons plus bas que terre. Elle seule nous permettra de regagner les libertés que nous perdons depuis plus de cinquante ans.

Tout cela n’est pas pour demain. Alors, à Papeete, j’ai mis mon masque sur les yeux et sur les oreilles en attendant de pouvoir reprendre le large.

Aujourd’hui, dernier jour de l’année 2020, je songe que je dois être l’homme le plus isolé du monde. Seul sur un voilier, à plus de mille miles de toute terre habitée, voilà des jours et des jours que ce bien aimé océan Pacifique me berce dans ses bras immenses et apaise mon âme.

À la fin de chaque étape importante de sa vie – et cette année en fut une pour moi – on ne peut s’empêcher de repenser aux évènements qui s’y sont déroulés. En la passant au filtre du souvenir, on cherche à l’intégrer à l’ensemble de notre vie. Et si l’on y parvient, on voit alors se redessiner les cartes du destin. 

Cette année, j’ai frôlé le naufrage. Le pire genre de naufrage qu’un navigateur puisse connaître : vivre exilé loin de son bateau. Mais revenons au début de l’histoire, qui avait merveilleusement bien commencé.

Je naviguais depuis plusieurs mois dans les canaux de Patagonie, aussi heureux que le plus libre des hommes, quand deux-trois affaires pressantes m’obligèrent à rentrer en France. Nous étions au début du mois de mars 2020. Je laissai mon voilier dans une marina au sud du Chili, pensant le retrouver le mois suivant afin de poursuivre mon voyage vers la Polynésie.

En arrivant sur le territoire national, je fus abasourdi par le déchainement médiatique à propos d’une nouvelle épidémie de coronavirus. Les journalistes étaient aussi surexcités que s’ils annonçaient la fin du monde. Ils produisaient une cacophonie ahurissante pour qui est habitué à écouter la symphonie de la mer. Couper la radio ou déconnecter mon téléphone ne changea rien : les nouvelles étaient relayées par toutes les bouches que je croisais. Faute de calme et de temps, car chaque jour apportait son lot de nouvelles informations, toute saine réflexion était devenue impossible. Je me demandais comment pouvaient encore naître dans ces conditions autant de vocations journalistiques ! 

Quant au confinement à domicile qui fut décrété peu après, c’est un exercice que ma nature m’a toujours déconseillé. Le déplacement est chez moi une question de vie ou de mort – un besoin essentiel pour employer le langage des technocrates d’aujourd’hui. J’ai l’âme du voyageur, du nomade et du migrateur réunis. 

Il me fallut donc me déplacer clandestinement, ce qui était plutôt excitant. J’avoue avoir pris un coupable plaisir à échapper aux contrôles de police. Lors de mes randonnées en montagne, je me cachais dès que j’entendais un bruit pouvant faire penser à un drone ou un hélicoptère. C’était étrange car j’avais la sensation de renouer avec un vieux réflexe. D’où me venait cette réminiscence ? De la préhistoire où l’homme avait comme prédateurs des oiseaux gigantesques ? Ou plus récemment, de la guerre de 40, quand les maquisards se cachaient des avions de surveillance allemands ? 

Probablement en partie de la guerre comme l’a déclaré notre président qui reprend à son compte le mot d’ordre de Pétain :  » Sacrifions nos libertés afin d’épargner des vies !  » 
Quoi qu’il en soit, mon choix était fait ! j’entrai de plain-pied dans la résistance… Sans attendre un éventuel de Gaulle.

Une des excuses les plus couramment avancées par le régime pour justifier les privations de liberté était :  » Regardez, tous les autres pays font la même chose !  » De leur côté, les autres pays disaient à leur population :  » Regardez ! Même les Français ont accepté de renoncer à leur chère liberté ! »

Je ne voudrais pas paraître vieille France, mais si l’on s’en tient aux préceptes de notre devise républicaine – Liberté, Égalité, Fraternité – la Liberté passe en premier. Cela signifie que dans les cas où on ne parviendrait pas à les concilier, on ne doit pas sacrifier la Liberté au nom de la Fraternité. 

Là où j’eus plus de mal à échapper aux gendarmes, ce fut pour pratiquer mes activités favorites, le voilier et le kitesurf. D’abord parce que les gendarmes aiment à flâner sur les bords de mer, et ensuite parce qu’une voile, c’est visible. Mais en appareillant de nuit, avec le voilier qu’un ami compatissant me prêtait, je ne me suis jamais fait prendre. Je prenais soin de couper les instruments de bord et, si on me questionnait en arrivant dans un port, je prétendais avoir appareillé avant le début du confinement…

Pour le kitesurf, il faut connaître des spots très isolés et de préférence pratiquer son activité par mauvais temps. Il y a nettement moins de contrôle quand il fait froid et humide ! Le plus important est de ne pas garer son véhicule sur le spot car, même si l’on vous repère sur l’eau, vous avez encore une chance de vous en sortir si les gendarmes ignorent le lieu de votre mise à l’eau.

Pour contourner l’interdiction de circuler sur les routes pour son plaisir, cela demande une petite formation de graphiste et une imprimante couleur. Je précise cependant que je trouve navrante cette distinction entre travail et plaisir, déjà quand on le fait pour soi-même, et pire encore quand on le fait pour vous.
A l’aide de Photoshop, Je créais des affiches que je collais sur mon véhicule :  » Livraison de médicaments urgent « . Restait à imprimer des ordres de missions à l’en-tête d’une entreprise avant de prendre la direction du spot…

Je trouve que mes compatriotes, au lieu d’agir, perdent trop souvent leur temps à chercher des responsables à tous leurs problèmes. Nul besoin de recourir à des théories fumeuses pour comprendre le choix de notre gouvernement ! Celui-ci n’ignorait pas qu’un confinement total ferait plus de victimes que le virus lui-même. Mais comme ces victimes se verraient moins, elles ne lui seraient pas imputables. À l’inverse, il imaginait sans mal les effets que produiraient les images de malades, mourant en direct sur les parkings des hôpitaux, faute de places disponibles aux urgences… D’autant qu’on pouvait compter sur les médias pour diffuser ces images en boucle assorties de commentaires épouvantables ! En définitive, s’il voulait sauver sa peau tout en se mettant en avant, le gouvernement n’avait pas d’autre choix que de surfer sur le tsunami médiatique.

Je n’ai pas réussi à rejoindre mon bateau quand les frontières françaises se sont rouvertes, car les frontières chiliennes étaient fermées. Les ordres de mission, attestations et certificats de ma composition n’y purent rien. Les autorités chiliennes furent intraitables. On me refoula sans ménagement. J’étais prisonnier en Europe.

Lors du second confinement, j’allais visiter des sites d’ordinaire infréquentables car bondés de touristes, comme c’est souvent le cas en Italie. J’eus le bonheur de me retrouver seul dans les lieux les plus émouvants du monde. Je recommande particulièrement la montée de L’Etna ou du Stromboli, deux volcans hyperactifs. Sentir le sol trembler sous ses pieds relaie à des millions d’années-lumière les préoccupations du moment. De même, passer la nuit dans les anciennes cités grecques de Sicile peut vous faire frôler l’extase mystique. Je précise à toutes fins utiles qu’on peut y accéder gratuitement en enjambant simplement la barrière, car il n’y a absolument personne.

Début novembre, je rentrai à Marseille où je constatai qu’une vie clandestine s’était organisée dans mon quartier. Probablement comme au temps de l’occupation ou de la prohibition, les soirées étaient d’autant plus réussies qu’elles étaient agrémentées de ce petit zeste de danger et d’interdit qui émoustillent le beau sexe.
Malheureusement les bonnes choses ont toujours une fin. Le Chili, après 8 mois de confinement strict, ouvrit ses frontières aux étrangers et je pus rejoindre mon bateau début décembre.

Le Chili, je dois le reconnaître, a encore une longueur d’avance sur la France sur le plan dictatorial. Les attestations de sorties – deux par semaine et de trois heures maximum – ne pouvaient pas se bidouiller, et les Carabinieros, comme leur nom l’indique, ne plaisantent pas.  
Sentant la fragilité de ma situation, je décidai de mettre les voiles au plus vite. Comme il m’était impossible d’être en règle avec les douanes – car mon bateau était resté trop longtemps au Chili -, je dus prendre la fuite. Je prétextai une sortie de quelques heures pour tester mon bateau et filai tout droit vers le large. 
En contemplant les côtes sud-américaines disparaitre dans mon sillage, les dernières terres que je verrais cette année, je songeai qu’en 2020, j’aurais passé le plus clair de mon temps à échapper aux autorités, à louvoyer entre les interdits. J’étais devenu malgré moi un clandestin et un hors-la-loi.

Même si je ne m’en étais pas trop mal sorti, je ne me sentais pas euphorique pour autant. Un détail me préoccupait : je m’étais senti bien seul cette année…
Que les gens de mon âge aient des contraintes familiales et professionnelles qui les obligent à suivre les règles, je peux le comprendre. Mais que les jeunes aient accepté de s’enfermer pendant des mois pour des motifs aussi discutables – alors qu’ils discutent chaque fois qu’on leur demande quelque chose – cela me paraissait incroyable, et pour tout dire, contre nature. Je compris dès lors que la nouvelle génération n’était pas faite du même bois que la mienne. J’étais d’un seul coup devenu un boomer ! 

Toute mon enfance, j’ai lu des livres de voyage et d’aventure : London, Conrad, Bouvier, Moitessier…. À la télé, c’était le commandant Cousteau qui parcourait le globe sur la Calypso. Rien d’étonnant à ce que, à peine parvenu à l’âge adulte, je prenne mon sac à dos pour leur emboîter le pas. Rien d’étonnant non plus à ce que, pour moi, confinement soit synonyme de mort cérébrale. 
Les jeunes de la génération smartphone auront passé plus de temps devant un écran que partout ailleurs.  » Le confinement ? Pas de problème du moment que j’ai la connexion…  » Pour eux, c’est la déconnexion qui est synonyme de mort. 
En ce qui me concerne, chaque minute passée derrière un écran me ramollit le corps et l’esprit, alors que chaque minute passée dans la nature aiguise mes sens. Mais pour les jeunes c’est différent. On dirait que leur cerveau a été modifié. Ce sont des mutants. 
Cette très récente – à peine 10 ans – et bouleversante évolution du cerveau humain marque probablement le début d’une grande mutation. On ne reviendra pas en arrière. Il m’aura fallu une guerre pour m’en apercevoir.

Ainsi se termine pour moi cette rocambolesque année 2020 : seul au milieu du Pacifique. J’ai le sentiment que cette traversée en solitaire est le début d’un long et peut-être définitif exil. Passerai-je le reste de ma vie à tenter d’échapper à la surveillance mondialisée des autorités ? À me cacher dans des lieux isolés où je pourrai ancrer mon bateau, surfer, plonger, gravir des montagnes en toute liberté ? 

J’appartiens à une espèce en voie de disparition. Comme ces gorilles du Congo qui voient chaque jour leur habitat – le seul où ils peuvent vivre en liberté – se réduire comme peau de chagrin. Quoiqu’eux aient encore une chance car ils sont un peu protégés. Mais moi, qui me protégera des hommes ?

« Ce n’est pas ce que vous savez qui vous pose un problème,

mais c’est ce que vous savez avec certitude et qui n’est pas vrai. »

Mark Twain

     Lorsque le confinement a été instauré en France, le 17 mars 2020, je me trouvais, par chance, au Mali. Ici, le coronavirus était encore un parfait inconnu. La vie suivait son cours habituel, rythmée par les baptêmes, mariages, décès, récoltes…

Le soir, je me rendis chez mon ami Diawara, où se tenait notre grin. Le grin(mot bambara) est un groupe d’amis qui ont l’habitude de se retrouver pour discuter. Généralement, l’un d’eux prépare avec une extrême minutie et une savante lenteur une succession de thés, afin de donner aux conversations le temps d’aboutir.

Au grin, nous parlâmes bien évidemment du confinement général décrété en France. L’atmosphère était détendue, car tous mes amis prenaient ce virus pour une foutaise. « Encore un truc de Blancs ! » disaient-ils. Car ils se moquaient souvent des Occidentaux, de leur rigidité d’esprit, mélange de vertus morales et de calculs mathématiques, et de leur besoin presque obsessionnel de chercher à tout contrôler. « Avec ce virus, les Blancs sur-réagissaient, comme d’habitude ! » pensaient-ils.

     Je trouvais pour ma part que mes amis prenaient cette affaire un peu à la légère. Un confinement total avec fermeture des frontières, cela ne s’était jamais vu en France. Il fallait s’attendre à des répercussions énormes qui ne manqueraient pas d’atteindre l’Afrique, aussi sûrement que le nuage de Tchernobyl avait touché l’Europe. 

     Pendant le confinement, j’appelais régulièrement ma famille et mes amis, pour les soutenir dans cette épreuve que j’imaginais terrible. Je fus surpris de les voir passer d’un jour à l’autre d’une euphorie extrême à l’abattement le plus complet. Tantôt ils voulaient voir le bon côté des choses – le temps retrouvé, les vertus écologiques du confinement –, et tantôt ils voyaient la réalité – leur absence totale de libre arbitre.

Ils avaient du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Ils se sentaient ballottés dans un océan incompréhensible d’informations, comme ces marins encalminés qui n’arrivent plus à interpréter les signes contradictoires du ciel et de la mer. Manifestement, le Covid avait déjà engendré Têtevid, son petit frère français.

     Au village, les informations nous parvenaient généralement atténuées par l’épaisseur de la brousse, mais les médias savaient rendre le sujet aussi captivant qu’une série Netflix. Alors, finalement, nous nous retrouvions à suivre heure par heure, minute par minute, les nouvelles du front de cette drôle de guerre : celle du monde moderne contre un minuscule virus. Dans notre grin, les discussions devinrent passionnées, la vérité devant émerger, comme toujours, du consensus que nous trouverions.

     L’un ne comprenait pas pourquoi on empêchait des millions de jeunes de vivre pour éviter à quelques milliers de vieux de mourir.

     L’autre ne comprenait pas pourquoi il fallait que tous les mourants aillent nécessairement à l’hôpital au lieu de mourir bien sagement à la maison.

     Car ici, au village, la mort est au cœur de la vie. Les vieux préfèrent mourir chez eux, en famille, plutôt qu’à l’hôpital. Et aussi incroyable que cela puisse paraître pour un Occidental, les plus prévenants vont même jusqu’à partir un peu plus tôt pour ne pas peser trop lourdement sur leurs proches.

     Selon l’un, c’était en quelque sorte aux mourants de rassurer le reste de la société bien portante en leur disant : « Ne vous en faites pas pour nous, profitez de la vie, on se retrouvera au ciel ».

     Selon l’autre, si les vieux et les mourants ne savaient plus partir avec élégance, si l’âme humaine perdait cette légère, mais indispensable dose de fatalisme, alors il n’était pas étonnant que le monde des vivants s’affolât…

     Leurs observations me firent penser à une discussion que j’avais eue avec l’ambassadeur de France au Mali dix années auparavant, à l’époque des prises d’otages. Quand je lui demandai pourquoi il empêchait les Français de voyager au Sahel, en imposant des restrictions sécuritaires extrêmement liberticides, il me répondit : 

     — L’État français est responsable de la sécurité de ses ressortissants. Si vous vous faites capturer, l’État devra venir vous chercher. Donc n’y allez pas !

— Que l’on fasse signer une décharge de responsabilité aux voyageurs, d’accord, pourvu que l’on conserve la liberté de risquer notre vie comme on l’entend ! rétorquais -je.

Mais je sentais bien que je perdais mon temps : j’allais contre le cours de l’histoire. La crise sanitaire actuelle n’est que la continuité de cette logique aussi bête qu’implacable qui consiste à sacrifier notre liberté, notre libre arbitre, pour nous protéger.

     Ces lois sur la sécurité sont sans fin, car il n’y a absolument aucune limite à ce que l’on considère comme dangereux ou non. Si nous laissons aux gouvernants le soin de gérer notre sécurité, il n’est pas étonnant que nous finissions tous enfermés dans un bocal. 

     Pour détendre l’atmosphère, je posai la question à Dolo, un broussard fraîchement débarqué de l’arrière-pays dogon : 

     — Et toi, tu aurais fait quoi à la place de Macron ? 

Il ouvrit des yeux ronds

     — Mac’ Aron ? Dionnido ? (C’est qui ? en bambara), me répondit-il.

     C’est la réponse la plus rassurante que j’aie jamais entendue. En voilà un au moins qui sera difficile à manipuler !

     Nous en étions là de nos réflexions quand, comme c’était prévisible, le virus atteignit le Mali. Enfin, pas le virus en personne, mais plutôt les mesures anti-virus qui le devançaient.

Les pays riches débloquèrent des milliards d’euros pour la lutte contre le Covid dans les pays pauvres. Ils remirent en très peu de temps des centaines de millions d’euros à notre gouvernement. L’État instaura le couvre-feu, ferma les frontières du pays, acheta un peu de matériel et finança des campagnes de prévention. Je ne sais pas si tout le budget y passa, mais ce qui est sûr, c’est que cela ne servit pas à grand-chose. Car de confinement il n’était pas question. Sans économies, ni frigo, les gens ne pouvaient pas stocker de nourriture. Ils devaient se rendre au marché tous les jours, où les négociations féroces provoquaient immanquablement un attroupement devant le moindre étal de légumes. Quant aux transports en commun, ils étaient, comme à leur habitude, si pleins à craquer qu’un virus n’aurait pu y entrer.

     Mais les apparences étaient sauves, l’État prenait les mesures attendues par la communauté internationale qui avait payé pour ça.

    Puis, comme toujours en Afrique, l’imagination prit rapidement le dessus sur la logique occidentale, et l’on vit éclore des business en tout genre. Faux tests, faux cas déclarés… Tous les moyens étaient bons pour toucher des aides. Mais malgré ces trésors d’imagination déployés, les profits de ces business ne compensèrent pas les pertes pour le pays dans son ensemble.

   En définitive, ce fut la fermeture des frontières qui fit le plus de mal au peuple. Car le Mali est un pays de grands voyageurs qui vit de commerce et compte énormément sur sa diaspora pour mettre du beurre dans ses épinards. La diaspora et les commerçants ne pouvant plus voyager, on mangea des épinards sans beurre. Ainsi, le Covid, n’ayant pas eu le succès escompté en Afrique, engendra Pochevid et Ventrevid, ses petits frères africains.

   Au grin, on ne rigolait plus du tout. Les entreprises locales, dont la mienne, commencèrent à mettre leurs employés au chômage technique mais, ici, sans aide de l’État. Les manifestations en ville s’intensifièrent. Il y eut des morts. Pochevid et Ventrevid eurent finalement raison du gouvernement qui fut renversé par un coup d’État le 18 août 2020.

     Ainsi, comme c’est assez souvent le cas en Afrique, l’intervention de la communauté internationale provoqua l’effet inverse de celui escompté.

Le plus surprenant dans les conversations qui animèrent notre grin pendant cette période mouvementée était qu’au fond, personne parmi mes amis n’avait l’air surpris de la tournure que prenaient les événements. Cette crise sanitaire leur semblait être la suite logique de l’évolution du monde moderne, à laquelle ils assistaient en spectateurs dubitatifs depuis toujours.

Ils répétaient souvent ce dicton africain : « Le Blanc est intelligent, mais il n’est pas malin » pour illustrer leur sentiment qu’une intelligence ou une organisation rationnelle n’est pas nécessairement la mieux adaptée pour résoudre la plupart des problèmes humains.

Ils pressentaient que cette foi absolue des Occidentaux en la suprématie de la (ou de leur) rationalité sur tout autre mode de gestion du monde est la plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur l’humanité. Hasard ou coïncidence, au même moment, l’Occident semble se convaincre que la plus grande menace qui pèse sur l’humanité est la foi absolue des islamistes. Ce qui laisse à penser que ce sont bien, l’un comme l’autre, deux extrêmes.

    Je ne saurais dire si une vérité émergea de nos discussions à propos de cette lutte entre le virus et le monde moderne. Mais il est certain que dans notre grin, nous n’étions pas encore prêts à renoncer à notre libre arbitre et à notre imaginaire. Et si nous les sentions un jour menacés par un quelconque virus, comme c’est le cas actuellement en Occident, alors nous préférerions encore Pochevid et Ventrevid à Têtevid.


Je voulais intituler cet article « Le monde d’hier » en référence au livre de Stefan Zweig où il évoque avec nostalgie la vie à Vienne dans les années 1900. Une époque qui connut une richesse artistique et intellectuelle à jamais disparue dans la barbarie des guerres mondiales. Cependant, je veux croire qu’il y a encore un espoir dans le cas présent, même s’il est mince comme le portefeuille d’un sahélien.

Il est un élément qui n’apparaît ni dans les calculs géopolitiques et les stratégies militaires ou commerciales, ni dans les programmes de développement concoctés par les Occidentaux. Et pourtant, c’est celui qui a le plus d’influence sur la société. C’est lui qui crée les alliances, construit les partenariats, favorise les associations, fait naître les entreprises et, enfin, garantit la paix et la prospérité. Cet élément s’appelle l’amitié. (Afin d’éviter les quiproquos, je laisse le mot amour aux religions et inclus les relations amoureuses à ma définition de l’amitié.)

De toutes les choses qui relient les hommes entre eux, l’amitié est la plus grande. Elle surmonte toutes les différences. Quelques paroles, un petit geste suffisent à la faire jaillir du cœur de l’homme et à transformer deux étrangers en deux amis. À partir de cet instant, ils se soutiendront dans la tempête, se parleront dans la discorde et ne pourront pas se faire la guerre.

L’amitié est la plus grande faiseuse de paix que nous ne pourrons jamais concevoir.
Favoriser la possibilité d’en nouer de nouvelles et parvenir à conserver les anciennes doit être l’objectif de chacun d’entre nous, y compris de ceux qui nous gouvernent.
Mais c’est là que le bât blesse. Dans les relations internationales, nos dirigeants ne semblent pas tenir compte de cet élément essentiel. Pire, ils usent et abusent de ce mot à un point tel que les peuples risquent de voir leur plus belle conquête dénaturée ou confisquée.

Nous entendons régulièrement nos présidents se qualifier « d’amis » : « Mon ami Trump », « Mon ami Poutine ». Ils s’affichent également en représentants de l’amitié entre les pays : « L’amitié franco-libanaise ». Afin d’attirer toute la lumière sur eux, ils vont jusqu’à se poser en hérauts de l’amitié entre les peuples : « Nos amis les Africains ».
Je me réjouis que nos dirigeants sympathisent entre eux. Je veux bien admettre que des présidents tentent, au nom de certains intérêts stratégiques, de faire croire qu’il peut exister une amitié entre les nations. Mais je trouve hautement dangereux qu’ils se fassent passer pour les acteurs principaux de l’amitié entre les peuples.

Tout d’abord parce que ce n’est ni leur œuvre ni celle de leurs prédécesseurs et que, sauf exception, l’essentiel de leurs actions va à l’encontre de ces amitiés. Ensuite et surtout parce que cela occulte le rôle des vrais acteurs, qui risquent alors de disparaître dans l’indifférence générale. En effet, nos dirigeants occupent à ce point l’espace médiatique – qui lui-même envahit dangereusement nos consciences – que l’on finit par croire qu’ils sont la cause et l’origine de tout. Et peut-être eux aussi finissent-ils par le croire…

Qu’entend-on exactement par « amitié » entre deux pays ou deux peuples ? Tout d’abord, il n’y a pas d’« amitié » entre deux pays, mais des alliances. Ensuite, on peut parler d’amitié entre les peuples quand il existe un nombre significatif, une masse critique d’amis dans les deux communautés. En Afrique, on dirait qu’ils sont « cousins de plaisanterie ».
C’est le cas par exemple des Belges et des Français. La frontière entre les deux pays est ouverte, nous parlons la même langue et aimons partager une bonne bière. Il existe des millions d’amitiés franco-belges. Si, demain, nous interdisons aux Belges de débarquer en France et réciproquement, si nous nous stigmatisons les uns les autres à propos de nos vilains petits défauts, alors, petit à petit, les amitiés franco-belges s’éteindront ou ne se renouvelleront plus. Et immanquablement, le jour viendra où, au détour d’une futile discorde, éclatera un sérieux conflit franco-belge.

C’est exactement ce qu’il se passe au Sahel depuis dix ans. Les décisions de nos dirigeants ont réduit drastiquement les possibilités pour les habitants du Sahel de nouer des amitiés avec le reste du monde, notamment avec les Occidentaux.

De toutes les décisions prises par les gouvernants, c’est l’interdiction de voyager qui est la plus nuisible à l’amitié. D’un côté, on empêche bon nombre d’Africains d’aller en Occident pour des raisons économiques. De l’autre, on empêche les Occidentaux de se rendre en Afrique pour des raisons sécuritaires. Dans les deux cas, c’est l’Occident qui se ferme.
Intéressons-nous au second cas. Presque tout le Sahel a été classé en zone rouge par le ministère des Affaires étrangères français (MAE), ce qui signifie « formellement déconseillé d’y aller ». Mais, dans les faits, plus personne n’y va, à part les militaires.

Le dernier événement en date qui a eu lieu au Niger en août 2020, tuant six Français et leurs guides, est symptomatique de la façon dont s’étend cette zone interdite aux voyageurs. Immédiatement après cette attaque, de nombreuses régions, dont la ville de Ségou, située au Mali, non loin de la capitale Bamako, ont été classées en rouge. La ville de Ségou était-elle plus dangereuse après qu’avant le drame ayant eu lieu à 2 000 km de là ? Je ne le pense pas.

C’est une mesure de prudence, dira-t-on au MAE. Mais de prudence pour qui ? Pas pour nous, Français, qui vivons à Bamako, bien au contraire !  En effet, son application a eu pour conséquence l’évacuation des derniers Occidentaux qui vivaient à Ségou, entourés de leurs amis ségoviens. Elle a ainsi donné le champ libre à nos ennemis pour grossir leurs rangs et avancer jusqu’aux portes de la capitale. Car rien ne fâche plus un ami que de se sentir abandonné.
C’est le fait de classer une zone en rouge qui la rend dangereuse. Tant que le MAE n’en tiendra pas compte, cette zone continuera à s’étendre car on ne peut lui contester sa redoutable efficacité : depuis dix ans, on ne croise plus un voyageur au Sahel. 

Pour y remédier, les dirigeants des pays occidentaux ont fait venir des milliers de fonctionnaires civils et militaires, leur confiant des missions dans les coopérations nationales, les agences européennes, les organisations onusiennes… Il y a presque autant de fonctionnaires aujourd’hui au Sahel qu’il y avait de voyageurs il y a dix ans ! Mais l’ambiance n’est plus du tout la même, car ils ne sont pas dans les mêmes dispositions d’esprit que les voyageurs, celles qui permettent de nouer de vraies amitiés, celles qui changent votre vie.

La mission des Casques bleus de l’ONU est l’archétype de ce que David Graeber appelle les « Bullshit jobs » (traduction pour les nuls : job à la con) dans son célèbre essai du même nom. Voici la définition qu’il en donne : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »
D’ailleurs, un des symptômes les plus fréquents qui touchent ceux qui font des jobs à la con est une lente et profonde dépression. Cela se vérifie au Sahel où, malgré un salaire stratosphérique, les fonctionnaires internationaux dépriment absolument, passant l’essentiel de leurs dimanches en pyjama à regarder des séries sur Netflix. Il faut dire à leur décharge qu’ils n’ont pas le droit d’aller se balader en dehors de la ville ni de prendre leurs vacances dans le pays. Toutefois, ces restrictions sont davantage imposées par leurs propres services que par le pays hôte.

Certes, ces acteurs côtoient dans leur travail des agents locaux et pourraient nouer quelques amitiés. En réalité, cela ne se produit pratiquement jamais. Tout d’abord parce qu’ils sont totalement déconnectés de la vie locale et, deuxièmement, parce que quand un Africain voit combien gagne son collègue étranger pour faire un travail aussi inutile, son sang ne fait qu’un tour. Il pense plutôt à « passez-moi la monnaie ! » qu’à nouer une amitié ou une collaboration sincère.
Il se produit bien sûr parfois de belles rencontres entre les fonctionnaires internationaux et les locaux. Des couples se créent, des vies changent, mais ce sont des exceptions. La plupart repartent vers une autre mission, dans un autre pays, comme si de rien n’était.

Lorsque je me suis rendu en Afrique pour la première fois, j’avais vingt ans et je voyageais sac au dos. Je ne venais pas pour toucher un salaire ou remplir une mission, mais pour découvrir le monde. J’ai été séduit par le contact extrêmement amical des Africains. À tous les carrefours, j’entendais « mon ami » par-ci ou « mon frère » par-là… Beaucoup jouaient de ma naïveté, bien sûr, mais c’est par le jeu que l’on se fait des amis. J’ai noué tant d’amitiés au cours de mes voyages au Sahel que j’ai fini par m’installer au Mali et créer une entreprise dans le secteur de l’artisanat et du tourisme.
Cette entreprise fonctionne plutôt bien au regard des bouleversements qu’a connus le pays. Elle est l’expression de ma culture française, de ma sensibilité de voyageur amoureux du Sahel et de sa diversité culturelle. Elle séduit une importante clientèle malienne, ce qui constitue la preuve – il n’est pas inutile de le rappeler – que nos cultures sont compatibles.

Les fonctionnaires internationaux s’étonnent que mon projet se développe, sans financements ni subventions, alors que la plupart des projets qu’ils financent ne marchent pas. La raison principale de ce succès est que j’y ai mis avant tout du cœur. Cette entreprise est le fruit de l’amitié.

Cela fait maintenant dix ans que les voyageurs ne pollinisent plus le Sahel. Dans cette région vaste comme un continent, le miel de l’amitié afro-européenne ne coule plus dans le cœur des hommes. Nous redevenons petit à petit, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, des étrangers et, pour certains, déjà des ennemis.

Dans leur conquête de la paix, nos dirigeants ont sous-estimé le rôle de l’amitié, car elle échappe à leur pouvoir. La paix ne s’obtient pas en envoyant une armée de fonctionnaires ou en versant des milliards d’euros.
La paix, c’est la somme des amitiés vraies, celles qui viennent du cœur des hommes. Celles-là ne se décident pas en haut lieu et ne s’achètent pas.

J’éprouvais quelque appréhension en rentrant en France après six mois passés à l’étranger. M’adapterais-je à cet univers paranoïaque dans lequel le monde moderne avait basculé ? J’arrivais il est vrai, d’une région où le coronavirus ne faisait pas peur à un moustique : l’Afrique noire.

En débarquant à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, je ressentis immédiatement un pincement au cœur, car les visages des femmes étaient masqués. Je perdais ainsi le principal intérêt d’une escale à Paris.
Mais je décidai malgré tout d’explorer la région plus en profondeur. J’empruntai le RER B. En contemplant la banlieue morne qui défilait derrière les vitres sales, les visages sombres et les corps voutés errant sur les quais, j’eus la brutale impression que le bonheur s’éloignait irrésistiblement de l’humanité. Ajoutez à cela l’inquiétude et l’ahurissement qui se lisaient dans le regard des passagers et vous vous seriez cru parvenu aux portes de l’enfer.

On éprouve toujours cette sensation étrange quand on rentre d’Afrique, et la crise sanitaire actuelle n’a fait qu’accentuer ce phénomène.
Pourquoi les Africains ont-ils l’air si heureux et si insouciants et les Européens si tristes et si soucieux, alors que les premiers n’ont rien et que les seconds ont tout ?
Est-ce donc la peur de perdre leurs acquis qui préoccupe les uns et la sensation de n’avoir rien à perdre qui donne le cœur léger aux autres ?
Ou bien est-ce plutôt un immense espoir déçu qui attriste les Européens et un espoir insensé qui ravit les Africains ?

Cette descente précipitée – par la crise sanitaire – aux enfers est une extraordinaire volte-face de l’Histoire de l’Occident. Il y a un siècle, ses merveilleuses innovations technologiques semblaient démontrer sa supériorité sur toutes les autres civilisations et lui promettaient un avenir radieux. Les Occidentaux étaient convaincus que le progrès allait rendre les hommes heureux, leur apporter la prospérité, la paix, la sécurité… En un mot : le paradis !
Les plus humanistes pensaient que ce progrès devait être partagé avec tout le reste de l’humanité, même s’il fallait pour cela aider certains peuples à s’en convaincre… Ainsi, en 1962, René Dumont écrivit un livre qui servit de référence aux acteurs du développement : l’Afrique noire est mal partie. Ce qui sous-entendait que l’Europe, elle, était bien partie.

Cette certitude d’être sur la bonne voie commença à être sérieusement ébranlée à la fin du xxe siècle, quand on s’aperçut que le mode de vie des personnes qui achetaient et utilisaient ces innovations n’était pas écologique.
Un second séisme de plus forte magnitude se fit ressentir le 11 septembre 2001. Depuis ce jour, les Occidentaux ne se sentent plus en sécurité nulle part, même là où rien ne les menace.
Vingt ans plus tard, une simple épidémie fait basculer l’Occident dans une peur paranoïaque et s’apprête à anéantir définitivement la croyance en sa capacité à bâtir un avenir meilleur.

Les grands dirigeants tentent toujours de nous convaincre qu’en persévérant nous y arriverons. Ils sont peut-être sincères. Mais je ne crois pas qu’ils empruntent souvent le RER, ni qu’ils aient habité au fin fond de la brousse africaine.
Selon moi, il faut abandonner purement et simplement cette croyance afin de renouer avec l’insouciance et le bonheur qui sont les caractéristiques principales de la vie terrestre. Les hommes n’ont pas pour mission de bâtir un monde meilleur, mais celle de vivre pleinement le présent.
Pour déconstruire cette croyance fortement ancrée dans les esprits occidentaux, il faut remonter à sa source, qui se trouve en partie dans la religion chrétienne. Au fil des siècles, en entretenant une peur de l’au-delà, cette religion réussit à modifier en profondeur la nature humaine afin que celle-ci se souciât plus du futur (le paradis) que du présent (la vie terrestre).
Cela ne fut pas le cas d’autres civilisations.
Quand James Cook découvrit les archipels du Pacifique pour la première fois en 1766, il chercha à comprendre les principes religieux des Polynésiens. James Cook fut l’un des plus grands explorateurs de l’histoire de l’Occident, mais il n’avait pas ce fâcheux défaut d’être aussi un conquérant. Il se contentait d’observer et, bien qu’il s’en cachât adroitement, d’apprécier.
Voici ce qu’il relata d’une cérémonie funèbre à laquelle il avait assisté aux îles Fidji :
« On s’attendait, d’après la sévère rigueur avec laquelle ces cérémonies funèbres sont accomplies, qu’elles fussent destinées à assurer la félicité par-delà la tombe : mais leur objet principal se rapporte à des choses purement temporelles. Car ils ne semblent guère concevoir de punitions (dans l’au-delà) pour des fautes commises pendant la vie terrestre. Ils croient cependant que c’est sur la terre que l’on reçoit les justes punitions, et par conséquent, ils essaient par tous les moyens de rendre leur divinité propice»

Quand survenait une catastrophe, les Polynésiens accomplissaient des sacrifices destinés à s’attirer la faveur des dieux. Sitôt les sacrifices terminés, ils retrouvaient l’insouciance, la joie et la gentillesse qui les caractérisaient et ne cessaient de séduire les équipages des navires, comme si leur devoir le plus sacré était de rendre le quotidien aussi réjouissant que possible.
Selon de nombreux témoignages, les Européens qui découvrirent ces îles ne concevaient pas une meilleure image du Paradis terrestre. Or c’était un paradis inaccessible pour eux, car ils étaient engagés dans des missions dont ils ne pouvaient se libérer : celles imposées par l’Église et celles imposées par leurs employeurs. J’imagine néanmoins que cette vision du paradis ici et maintenant plutôt qu’ailleurs et plus tard dut en tenter plus d’un…

Au début de l’ère industrielle en Occident, les grands dirigeants prirent le relais des prêtres. Pour pouvoir bâtir leurs grandes entreprises, il leur fallait transformer l’homme en employé afin qu’il choisît de lui-même de s’enraciner dans un travail monotone plutôt que de jouir de la vie comme elle vient.
Pour ce faire, les grands dirigeants continuèrent donc d’alimenter cette peur du futur et cette idée de devoir bâtir un monde meilleur. Ce conditionnement intense et d’une durée extrêmement longue métamorphosa peu à peu l’homme naturellement spontané, joyeux et insouciant en homme calculateur, soucieux et précautionneux à l’extrême.
Je tenais là une explication plausible de cette impression ressentie dans ce RER parisien. Restait à savoir comment, en Afrique, on parvenait à garder le moral dans ce contexte particulièrement anxiogène.

En Afrique, notamment dans les villages où perdure la société traditionnelle, les populations ne semblent pas très enclines à adopter le mode de vie occidental. Contrairement aux Amish, elles ne refusent pas les nouvelles technologies. Au contraire, elles s’en émerveillent le plus souvent et conçoivent une sincère admiration pour ceux qui les créent. Cependant, elles ne peuvent se résigner au conditionnement individuel et à l’organisation mortifère qu’il faut mettre en œuvre pour inventer, produire, vendre et utiliser ces produits complexes.

Un jour, alors que je prenais le thé avec le chef du village où je résidais, j’assistai à une discussion entre un jeune homme et les conseillers du chef. C’était un jeune qui avait voyagé en Europe et en était revenu avec l’idée d’investir dans son village. L’une des principales activités des villageois était le ramassage de sable qui s’effectuait à la main. Entre ceux qui le ramassaient au fond du fleuve, ceux qui le déchargeaient, ceux qui le rechargeaient sur les camions et ceux qui le transportaient, cela donnait du travail à plus de cinq cents personnes  organisées en petites unités de cinq à dix individus qui se partageaient équitablement les revenus que cette activité procurait.
Le jeune entrepreneur voulait acheter une pelleteuse, du type bulldozer – Dieu, que ce nom est suggestif ! – pour charger le sable dans les camions. Il avait demandé au préalable la permission aux anciens, comme c’est la coutume là-bas. Après plusieurs jours de réflexion, les vieux venaient de lui donner une réponse négative. Leur discussion portait sur les raisons de cette décision jugée rétrograde par le jeune homme.
Les vieux arguaient que cette innovation allait en appauvrir beaucoup pour en enrichir un seul… Et même si celui-ci se serait par la suite montré généreux – il s’était engagé à construire une nouvelle mosquée pour le village – cela n’aurait pas compensé les déséquilibres générés par une modification brutale de l’économie du village. Il y aurait eu des jaloux, des aigris, des dégoûtés… Tout bien pesé, les vieux ne pensaient pas qu’une telle innovation pût être, dans l’immédiat, bénéfique pour le village dans son ensemble.
Sur le plan des innovations, les vieux ne comprenaient pas grand-chose, mais ils maîtrisaient parfaitement les équilibres sociaux et économiques de leur village. Et c’était là une priorité acceptée par tous.
Toute innovation est bonne, car c’est une manifestation de l’intelligence de l’homme. Mais à quoi bon se presser pour la mettre en application ? La vie présente n’est-elle pas déjà assez belle comme ça pour que l’on éprouve le besoin d’en changer à tout prix ? semblaient penser les anciens… 

Ce que l’on peut retenir de cette histoire est que le facteur temps est essentiel dans l’administration d’une société. Or, c’est une constante sous toutes les latitudes, les jeunes sont pressés alors que les vieux ont tout leur temps. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans ce village, les décisions finales sont prises par les anciens. Et après toutes ces années, ceux-ci n’avaient pas trouvé de meilleur moyen de préparer l’avenir que celui de respecter le présent. 
On ne saurait d’autant moins leur donner tort que le mode de fonctionnement de ce village africain était hautement plus écologique que celui d’un village en Europe bénéficiant des dernières technologies vertes.
J’avais trouvé là quelques raisons pour expliquer la bonne humeur et l’optimisme à toute épreuve que l’on ressent en Afrique.

En Occident, l’Église, les grands dirigeants et, pour finir, le progrès technologique sont allés dans le même sens et ont renforcé tour à tour cette croyance : notre mission est de bâtir un avenir meilleur pour nos enfants.
Or, malgré les sacrifices consentis par des dizaines de générations en Europe, force nous est de constater que ce monde meilleur ne semble pas près d’advenir. La tendance est même plutôt à l’inverse. De fait, la nouvelle génération est plus encline à accuser qu’à remercier ses aînés pour ce qu’ils ont fait.

Sacrifier le présent à l’avenir rend-il les hommes plus avisés ? Ne faudrait-il pas plutôt réapprendre à vivre au présent et laisser les générations futures s’occuper du futur ?
Après tout, il n’est pas impossible que cela nous conduise à adopter un comportement plus sensé au quotidien que celui que nous observons aujourd’hui…


 « Il faudra repartir. » Nicolas Bouvier

Les frontières terrestres et aériennes de la plupart des pays du monde ont été fermées il y a quelques mois, pendant que je faisais paisiblement le tour du monde à la voile. Peu de temps avant cette fermeture, j’avais laissé mon voilier dans une marina bien abritée à Valdivia au Chili. Il me fallait régler quelques affaires en France, un aller-retour en avion de quelques semaines pensais-je.
Depuis lors, il m’est impossible de rejoindre mon bateau et de poursuivre mon voyage. 

« Le gouvernement chilien a fermé ses frontières aux étrangers et aux non-résidents. Aucune exception ne sera faite pour les navigateurs ! » me fait-on savoir au ministère chilien des Relations Extérieures avec humeur. Visiblement, ma démarche leur a semblé complètement déplacée dans le contexte actuel.

N’ayant nulle part où aller, j’ai pu observer les inquiétantes conséquences de cette immobilité sur mon psychisme de migrateur. 
J’ai senti mon esprit s’engluer peu à peu dans les méandres du quotidien, du statique, mes pensées se noyer dans un brouillard d’informations inutiles, mon estomac se nouer à force de mal digérer les perpétuelles incitations à la peur de mon entourage. Puis, j’ai senti mon pas devenir plus lourd, mon corps s’avilir, mon imagination perdre du terrain… La joie, la force, le désir que m’apportaient les grands voyages se désagrégeaient peu à peu… Finies les transcendances de l’âme, les fulgurances de l’esprit, les envolées de la pensée, les courses folles vers l’horizon… ! Lentement mais sûrement, je sentais en moi s’éteindre le rêve qui depuis toujours m’emportait vers l’ailleurs.

Comment réagiraient les baleines, les albatros si l’on interrompait leur migration éternelle ? Ne deviendraient-ils pas fous si on les empêchait de remonter au nord ou de descendre au sud quand leur horloge biologique leur commande de le faire ? Se laisseraient-ils mourir devant l’inanité d’une vie sédentaire ? Manqueraient-ils tout simplement d’oxygène comme ces poissons dont les branchies ne fonctionnent qu’en mouvement ? S’accommoderaient-ils d’une telle régression de leur espace de liberté sans perdre l’essence même de leur être, sans régresser eux-mêmes, puis mourir à petit feu ?

Un jour, par bête compassion, un ami résidant en Afrique a recueilli une tortue chez lui. Comme elle « traînait » dans la rue et risquait de se faire rouler dessus par des mammifères pressés, il a voulu la mettre à l’abri dans son jardin. C’était une tortue terrestre d’environ cinquante kilos, qui semblait n’avoir qu’un seul impératif : aller vers l’ouest. Elle passait son temps la tête collée au mur d’enceinte de sa propriété. Elle cherchait par moments à le contourner, mais jamais à partir dans une autre direction. Elle n’avait aucun appétit pour les belles salades qui poussaient dans les potagers derrière elle.

Certaines tortues possèdent un sens de l’orientation très développé peut-être dû à la présence de magnétite dans leurs cellules, laquelle les rendrait sensibles au champ magnétique terrestre. Cette magnétite est également présente dans des parties du cerveau humain. Certains hommes auraient-ils plus de magnétite que d’autres ?

Ce n’est pas exactement ce que j’écrivis à l’ambassade de France à Santiago du Chili. Plus prosaïquement, je tentai de leur expliquer que mon bateau constituait tout à la fois ma résidence, mon outil de travail, et mon véhicule. Cela méritait bien un laissez-passer… Là encore, j’essuyai un refus plutôt sec ! 

Finalement, cette tortue, que mon ami se vantait d’avoir sauvée d’un possible accident de la circulation, se mourait de désespoir dans son jardin… Tels sont les dangers de la sensiblerie alliée à l’ignorance. 

Car les espèces non migratrices comprennent mal leurs frères migrateurs qu’elles prennent tour à tour pour des vagabonds, des migrants ou des touristes ! Elles pensent que le but de la migration se limite à une simple quête de nourriture. Pourtant, ce n’est pas l’impression que donnent les albatros quand ils dansent au-dessus des grandes houles océaniques, ou les baleines qui multiplient les ballets aquatiques tout au long de leur voyage. Ces êtres vivants sont si heureux de leur liberté qu’ils en font régulièrement la démonstration, comme une bande de joyeux drilles qui courent en dansant. Car au cours de leur migration, ils aiguisent leurs sens, leur esprit, leur corps, et font le plein de joies puissantes. 

Les gouvernements n’ont pas tenu compte des humains migrateurs quand ils ont décidé de fermer leurs frontières. Ni des dangereux déséquilibres que cette mesure engendre. Car en toute chose l’équilibre est dans le mouvement et la variation : les variations de pression de l’air s’équilibrent par la libre circulation des vents, celles de la température de l’eau par les courants marins, le jeu des forces telluriques par la dérive des continents, et l’évolution des espèces vivantes par la migration. Sur terre, en permanence, tout bouge, tout change et tout se meut. Chaque jour des centaines de millions d’organismes vivants franchissent nos « frontières » par air, mer ou terre, et par cet acte circulatoire, participent à l’équilibre du vivant. Des centaines de millions… mais plus l’homme ! 

C’est ce que je tentai vainement d’expliquer à l’agent de la compagnie aérienne Iberia qui refusait de me laisser embarquer sur le vol Madrid-Santiago. Après tout, je n’allais survoler que quelques heures le territoire chilien, avant de rejoindre mon bateau et d’appareiller pour la Polynésie. Mon impact bactériologique sur le Chili serait totalement négligeable… Mais les directives du gouvernement chilien étaient strictes, et le rôle de l’agent se limitait à les appliquer. 

Les gouvernements ont une approche purement rationnelle du monde. Leurs règles s’imposent par le simple calcul mathématique. Engagent-ils des migrateurs, des navigateurs, des grands voyageurs dans leurs institutions ? Demande-t-on aux fonctionnaires internationaux ou aux personnels des ambassades un Bac+ 5 ans de voyage ? Non ! Les fonctionnaires sont par essence sédentaires. Formatés dès leur plus jeune âge, leur esprit tente de comprendre la vie, l’humanité, la nature, par le calcul. Pour simplifier leurs calculs, ils construisent des systèmes, élaborent des modèles et mettent en place des mécanismes ou des procédures. 
Ce projet calculatoire est dangereux, prévient le philosophe Martin Heidegger dès 1954 dans son essai La question de la technique : «… par son caractère démesuré, il rejaillit non seulement sur la nature mais sur le sujet lui-même. »  Il conclut en résumé que « le propre du mécanisme qui accompagne la technique est d’expliquer toute vie, y compris la vie psychique, en partant d’éléments isolés et non pas de la cohésion du sens du vécu ».

Pour tenter de comprendre l’univers, l’Homme moderne s’est spécialisé dans tous les domaines imaginables. Mais est-ce la bonne méthode ? Car autant il est facile, et pour tout dire divertissant, à partir du tout d’approfondir ses connaissances dans des domaines particuliers, autant il est impossible de reconstituer un tout à partir de celles-ci. 

Le migrateur n’ est que la dernière d’une longue lignée de victimes de ces erreurs administratives. Depuis les débuts de la conquête du monde par les Occidentaux, les fonctionnaires de l’administration coloniale ont imposé aux peuples nomades de se sédentariser, avec les résultats catastrophiques que l’on connaît. Les Indiens d’Amérique, les chasseurs-cueilleurs d’Afrique, les Aborigènes d’Australie ont très vite dépéri, emportant avec eux des connaissances précieuses.  Ce besoin administratif de parquer les êtres humains a provoqué la plus grande perte jamais subie par l’Humanité. Une perte de connaissances que toutes nos avancées scientifiques ne pourront jamais compenser.

Cette fermeture généralisée des frontières est une première dans l’histoire de l’Humanité. Par cette mesure sans précédent, l’Homme accélère sa déconnexion avec les grands courants terrestres, et perd ses espaces de liberté. 
Le migrateur ne s’est pas attardé sur les bancs de l’école, il n’a pas d’horaires de travail et ne possède pas de bureau. Par contre, il sait au fond de lui qu’en s’enfermant de la sorte, l’être humain accumule une telle quantité de frustrations qu’il ne pourra bientôt plus trouver les ressources pour s’en sortir. 

Comment des êtres devenus à ce point faibles, peureux et strictement rationnels, pourront-ils un jour retrouver la force, le courage et le rêve ? Comment des prisonniers pourront-ils recouvrer leur liberté s’ils s’ingénient à perdre les clés ?

Au large de la Terre de Feu

Lettre d’un français de l’étranger à un français de France

Mon cher compatriote,

Depuis bientôt 3 mois, tu vis sous le feu nourri d’un intense pilonnage médiatique auprès duquel la propagande de Staline ressemble à une réclame pour de la cire à moustache !

Noyé sous un déluge d’informations, abasourdi par le vacarme journalistique, enfumé par les milliers de fausses rumeurs, il t’est difficile de te faire ta propre opinion sur cette crise sanitaire. D’autant que l’opinion publique qui pourrait te servir de point de repère dans la tourmente fait l’objet de toutes les manipulations.
Inutile de rechercher les responsables. Vas donc trouver un coupable dans une meute !

En vivant à l’étranger, on échappe quelque peu à ce maelstrom. D’ailleurs, n’étant pas soumis à la même emprise des médias, il n’est pas rare de se retrouver en décalage avec l’émotion communément ressentie dans notre pays devant l’actualité.
Après quelques années d’expatriation, je ne tardais pas à trouver le JT national français affligeant. Son entame grave, son ton compassé, cette sensiblerie dégoulinante, ses interviews mièvres et bien-pensants, et pour finir, son réjouissant petit fait divers, comme un rayon de soleil offert à des rats de laboratoire, sont au journalisme ce que le monde de Bambi est à la politique chinoise.

Ce feuilleton à l’eau de rose que tu suis depuis ta naissance, l’actualité française, déforme ta sensibilité en sensiblerie. Ta peur est devenue terreur, tes désirs, dépendances, ta compassion, pitié, tes joies, hystéries… Ce phénomène s’est accéléré ces dernières années par la prolifération des médias sur Internet.

Vu de ma brousse, il me semble que ton cerveau a été dépassé par toutes ces nouvelles technologies. Il y a moins de 20 ans, tu as accueilli Internet comme un nouvel espace de liberté et d’ expression. Pourtant internet signifie « filet international » en anglais. Il ne fallait pas être bien malin pour deviner qui serait le poisson… Et en français on l’appelle la toile : c’est pratique pour se poser et discuter, à condition de ne pas perdre de vue l’araignée !

Je me rappelle de cette conversation avec mon chef de village il y a une dizaine d’années, quand je lui expliquais le fonctionnement de mon smartphone… pardon ! de mon téléphone connecté. Connecté à quoi ? me demanda-t-il circonspect. Connecté à toutes les informations, lui répondis-je. Son regard se dilata comme s’il entrevoyait l’Apocalypse… A tout et n’importe quoi ! bougonna-t-il.
Dans la tradition orale africaine, la parole est une puissance créatrice sacrée. Elle engage la personne qui parle. Si l’on peut s’exprimer sans en payer les conséquences (dans le cas bien trop fréquent où elles seraient néfastes), alors le monde est perdu.

La situation présente semble lui donner raison. L’Occident perd les pédales.  Emporté par ses émotions dénaturées, il s’exprime à tue-tête sur ses réseaux connectés au reste du monde.  Il véhicule l’angoisse, la terreur, la pitié, l’hystérie … et répand sur la planète un climat anxiogène. (Et surchauffé !)
Stop ! arrête-toi de parler ! écoute ! pas les médias ! ton cœur ! ton voisin ! ton bon sens ! Retrouve tes émotions vraies ! Ecoute ta peur ! Ecoute ta compassion, qui est amour, mais garde ta pitié qui est mépris.

Tu t’attendris devant ton JT qui encense les bons côtés du confinement : le temps retrouvé, la nature qui respire, les objectifs de la COP21 enfin accessibles, … Tu penses que rien ne sera plus jamais comme avant. Tu as raison, mais tu te trompes sur le sens de l’Histoire. Après ce sera pire.

Au Mali, cela fait bientôt 10 ans que nous, occidentaux, sommes confinés sur initiative de nos gouvernements. Au départ, comme toi aujourd’hui, nous avions subi des mois durant, un bombardement continu des médias français à propos des prises d’otages au Sahel.  Tout le monde a commencé à flipper alors que le danger était très relatif. Ce confinement ne devait durer que le temps nécessaire à ce que tout revienne en ordre. Mais rien n’est revenu en ordre, bien au contraire, un immense désordre en a découlé. Et c’était tout à fait prévisible. Ces mesures extrêmement radicales ont eu pour effet de détruire le tissu social, économique et culturel qui s’était tissé depuis des décennies entre l’Occident et le Sahel.

La privation de liberté « librement » consentie (lire la « fabrication du consentement » de Noam Chomsky et Edward Herman) est presque toujours irréversible car elle entraîne un recul de l’imaginaire et de la pensée. C’est bien plus dangereux qu’un emprisonnement forcé car celui-ci provoque généralement la rébellion. Dans le cas présent, c’est toi qui te construis ta propre prison.
Le problème n’est pas le confinement. Quand ça chauffe au dehors, il est naturel de se mettre à l’abri. Le problème c’est la manière dont il est décidé et imposé. On a jugé, en haut lieu, que tu n’étais pas assez grand pour faire les gestes barrières, pourtant accessibles à un enfant de 2 ans. Cette infantilisation du citoyen n’augure rien de bon.
Après cette période de confinement, tes libertés risquent de se réduire pour toujours. Avec la trouille bleue que tu viens d’avoir, tu seras prêt à accepter tout un paquet de nouvelles normes de « sécurité sanitaire ». D’énormes normes planétaires débiles. Alors comme nous au Sahel, tu finiras parqué, comme des brebis dans un enclos sécurisé.

Cher compatriote, le monde doit changer après le confinement, je te rejoins sur ce point. Mais si ce changement doit reposer sur toi, sur ta force, ton imagination, ton bon sens, alors je crains fort que tu ne perdes du terrain en restant devant ta télé à écouter les infos.
On te dit que c’est la guerre ? C’est exact. C’est une guerre d‘occupation.  Une armée bien rodée aux méthodes du bourrage de crâne occupe le plus précieux espace de liberté et de création : ta pensée.

Française, français ! Aujourd’hui le même choix qu’en 1940 s’offre à toi : entrer en résistance, rejoindre la zone libre ou… rester con in fine !

A l’abri dans une profonde crique de l’île des États, nous entendions siffler le vent furieusement dans les haubans. Puis un jour, le bruit du vent se fit plus doux. C’était le signal du départ. Moins de 24h plus tard, après avoir traversé le redoutable détroit de Le Maire, nous embouquions le canal Beagle, un étroit couloir d’eau protégé des houles océaniques. Derrière nous l’Atlantique, devant, le Pacifique. Au nord, la Terre de feu, au sud les îles du Cap Horn. Tandis que nous étions à présent hors de tout danger, à quelques encablures de la civilisation, je repensais à la sensation époustouflante de liberté que nous ressentîmes en abordant ces immensités sauvages. Même si nous étions absolument incapables d’y survivre sans nourriture embarquée et sans le confort chauffé de notre carré, nous pûmes imaginer le suprême bonheur des êtres qui y parviennent.

Au milieu du canal Beagle trône Ushuaia, la célèbre ville du bout du monde. Trop célèbre hélas… Quel choc ce fut de débarquer dans la rue commerçante d’Ushuaia après des semaines de navigation loin du monde, et d’y rencontrer des gens de Courchevel venus faire du ski !

Grâce ou à cause de Nicolas Hulot qui en a fait la promotion dans les années 80, Ushuaia est devenue la destination favorite des touristes en mal d’aventure. Je ne saurais vous dire quels ressorts psychologiques les ont conduits à venir à Ushuaia, tant leurs cerveaux doivent être inondés de pollutions publicitaires. Quand on leur pose la question, ils répondent juste : ça nous faisait rêver, voilà tout ! Et hop ! 20 h de vol plus tard, ils se retrouvent dans la ville « del fin del mundo », « fin » étant la traduction espagnole de « bout ».

Pour fêter notre arrivée, nous allâmes le soir même dans un restaurant du centre-ville d’Ushuaia. A la table à côté, un couple de compatriotes, habillés en vêtements techniques comme s’ils s’apprêtaient à gravir l’Everest, parlait de leur programme de la semaine. Ils avaient prévu d’aller fouler les glaciers de la Cordillera Darwin, de franchir le cap Horn, d’attaquer les pentes enneigées de Cerro Castor….Voyant que nous les écoutions, ils nous demandèrent quel était notre programme. Ils s’étonnèrent de ma réponse évasive. Nous n’avions pas de programme, leur répondis-je. Pour nous, le voyage se suffisait à lui-même. Comme mon voisin jugeait ahurissant de venir à Ushuaia et de ne rien y faire, je lui répondis vertement : « Tout ça c’est du pipi de chat ! Je n’ai aucune envie et ni aucun plaisir à me laisser conduire ici ou là comme un gamin ! »

Il fût un temps où explorer les environs d’Ushuaia devait être une sacrée aventure. Mais à présent, tout est organisé aux petits oignons par les milliers d’agence de voyage qui vous proposent tout et n’importe quoi : tu veux aller voir des vrais pingouins mon ami ? C’est 50 balles, la navette part dans 15 minutes ! » Quoi qu’il en soit, le regard de nos interlocuteurs se figea brutalement. L’expression « pipi de chat » signa la fin de la conversation.

Craignant de ne pas nous faire beaucoup d’amis à Ushuaia, nous partîmes plus loin, à Puerto Williams, sur la rive Sud du Canal de Beagle, côté chilien. Puerto Williams, seule localité de l’île Navarino, est beaucoup plus modeste. Elle n’a pas de touristes, mais en revanche beaucoup de militaires et de fonctionnaires en tout genre. Les chiliens ont cette sale manie de vouloir tout réglementer. Les indiens Yaghans qui vivaient là depuis plus de 6000 ans en ont en fait la triste expérience. Eux qui réussissaient l’exploit de vivre en harmonie avec la nature dans des conditions extrêmes, simplement équipés de canoës rudimentaires, se sont vu demander des permis de navigation. Incapables de comprendre de quoi on leur parlait, ils ont dû abandonner leur mode de vie nomade. Ils se prélassent à présent dans des baraquements fournis par l’État, et font leurs courses au supermarché du coin. Résultat, en une génération, ils ont tout perdu, même la mémoire.

 

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Le petit village de Puerto Williams sur le canal Beagle.

C’est bien sur regrettable pour les Yaghans, de perdre aussi vite les extraordinaires qualités qui leur permettaient d’exister dans ce qui nous paraît être un enfer absolu. Surtout pour ce qu’ils y ont gagné en échange : le droit de rêver devant la télé et de s’empiffrer de cochonneries. Mais c’est tout aussi regrettable pour la société moderne de laisser disparaitre des connaissances qui pourraient lui être très précieuses pour son avenir.

Au cours des siècles précédents, les sociétés primitives ont été balayées par les Occidentaux, au profit de sociétés modernes. Et c’est tout à fait compréhensible :  selon les lois Darwiniennes de l’évolution, c’est-à-dire la loi du plus fort, elles étaient scientifiquement vouées à disparaître. Les plus forts, les occidentaux étaient sûrs de l’être, tout au moins jusqu’en 1992. Cette année, le sommet de la Terre à Rio a établi le constat sans appel que notre modèle de développement, notre « évolution », n’était pas viable, même pas sur le très court terme. Depuis 1992, nous savons que nous devons changer de façon de vivre, de nous organiser, et de concevoir le monde (enfin si nous voulons être plusieurs milliards à survivre ….). Pour amorcer ce virage probablement à plus de 90 degrés, il faut réapprendre à vivre en harmonie avec la nature. Et vivre en harmonie avec la nature, ça n’a rien à voir avec escalader les glaciers d’Ushuaia. Ça n’a rien à voir non plus avec le fait de vivre sur un voilier suréquipé. En fait, nous partons de tellement loin qu’il faudra procéder par étapes, et d’abord commencer par se réconcilier avec la nature. C’est plus facile à dire qu’à faire, je suis bien placé pour le savoir… Mais peut-être que des types comme les Yaghans auraient pu nous y aider…

En me promenant dans le quartier Yaghan d’Ukika, situé un peu à l’écart de Puerto Williams, je croisai le regard d’un vieil indien qui se prélassait au soleil devant la porte de sa baraque en tôle. Il était assis sur une banquette de voiture, provenant sans doute du pick-up Chevrolet qui lui servait de poulailler au fond de la cour. C’était tout à fait le décor de fin du monde qui seyait à mon humeur sombre.

Comme le regard insondable de l’indien interdisait tout échange de parole, j’appelai dans mes rêves Lafko, le dernier allakaluf libre, pour une conversation à mon goût.

– « Lafko, qu’est-ce que votre tribu a ressenti en voyant arriver les Occidentaux ?

– Nous avons vu arriver des hommes infiniment supérieurs techniquement. Ça en a soufflé plus d’un dans notre tribu ! Mais le plus déstabilisant est qu’en parallèle, leurs agissements étaient contraires à toutes les règles de vie que nous connaissions, contraires à toute logique et à tout bon sens. Ils faisaient des âneries, que même l’enfant le moins bien éduqué chez nous n’aurait pas commises. Le mélange des deux, a laissé notre tribu totalement hébétée.

– Lafko, penses-tu que les sociétés modernes sont sur la bonne voie ? »

Il a ri en disant qu’elles couraient à leur perte, aussi sûrement qu’un oiseau qui ne sait plus voler s’écrase. Ce qui était moins drôle selon lui, c’était qu’elles entrainaient dans ce crash la plupart des espèces vivantes avec elles, dont eux, les indiens.
Avait-il des explications à cela lui demandais-je.  Des solutions pour s’en sortir ? Puisqu’il était maintenant concerné …

– « Avant, me répondit-il, nous vivions en groupe. Bien plus que cela, nous étions un corps où l‘individu, pas plus qu’un organe du corps, ne peut vivre indépendamment des autres. Il ne peut même pas le concevoir. Individuellement, nous n’étions rien, mais collectivement nous étions plus intelligents qu’une nation moderne comme le Chili. Nous ne prenions pas de décision aussi stupide comme par exemple celle d’introduire le saumon dans les canaux de Patagonie. On sait qu’il va tout dévorer, donc appauvrir les milliers de petits pêcheurs pour enrichir un ou deux industriels. Ce qui revient à hypertrophier un organe pour en atrophier mille. Pas besoin d’être médecin pour savoir que ce n’est pas du tout bon pour la santé !

– Lafko, quel est le principal défaut de nos sociétés modernes ?

– Promouvoir la liberté individuelle est leur principale erreur. L’ambition d’un groupe est bien plus profonde, a bien plus de sens que l’ambition d’un individu. Comme l’illustre le comportement erratique et puéril de vos compatriotes à Ushuaia.

– Cela me rappelle ce fameux concept de l’entropie, lui dis-je. Selon une loi de la physique, l’entropie, le désordre au sein d’un système, augmente irrémédiablement. Il était donc inévitable que la société humaine en arrive là, que l’homme brise ses chaînes pour s’ébattre en tous sens. C’est une évolution naturelle en quelque sorte et nous n’y sommes pour rien.

– Certes, me dit-il, mais pourquoi vouloir accélérer le mouvement ? Pourquoi, par exemple, mettre les enfants en compétition dans vos écoles ? Pourquoi les encourager à se distinguer des autres, à être indépendants ? C’est une grave erreur, car pour vivre intelligemment, il faut apprendre à faire corps. Là, c’est comme si vous disiez à chacune de vos cellules : quand tu seras grande tu pourras faire ce qu’il te plaît. Eh bien, si elles vous écoutent, je ne donne pas cher de votre espérance de vie.
L’évolution, la complexification de la vie, suit, depuis le début de son apparition sur terre, un rythme qu’il faut respecter. Mais dans vos sociétés, c’est comme si chaque nouvelle génération voulait en finir. Vous n’êtes plus dans l’évolution, vous êtes dans la révolution.

– Merci Lafko pour ces paroles pas rassurantes du tout. Pensez-vous que vous pourrez un jour réconcilier votre passé Yaghan à la société du futur ?

– Nous, indiens, vivions au bout du monde et vous nous avez poussés hors du monde. Ceux qui sont restés en vie auraient aimé en comprendre la raison. Mais quand on voit aujourd’hui, l’élite de vos sociétés (à ce qu’il paraît), traverser le monde pour faire du ski à Ushuaia, vous comprenez que notre seule alternative à l’hébétude est l’oubli. »

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas un journaliste qui s’adresse aux citoyens, mais un citoyen qui s’adresse aux journalistes.

Les récents articles parus dans la presse internationale sur la situation au centre du Mali, évoquent de plus en plus les risques d‘un conflit interethnique entre Peuls et Dogons. Certains journalistes pour prendre les devants, n’hésitent pas à parler de génocide programmé !

Ces articles sont relayés par les médias locaux, régionaux, internationaux et les réseaux sociaux. Tout le monde s’attend donc au pire.

En évoquant ce risque terrible de génocide, quel rôle jouent les médias ? Celui d’informer, d’alerter, de prévenir, diront les nostalgiques de l’époque d’Albert Londres.

En 1929, Albert Londres, suite à 4 mois de reportage en Afrique noire, révélait à l’Occident les conditions de travail inhumaines sur les chantiers des chemins de fer et les exploitations forestières au Congo. Il remit, par la même, en cause l’idée communément acceptée en Europe, de la mission civilisatrice de la colonisation. Son reportage toucha la sensibilité des citoyens, qui se demandèrent comment on pouvait prétendre civiliser qui que ce soit avec des méthodes aussi barbares *. Les colonialistes l’accusèrent de trahir sa patrie et le menacèrent de mort. Mais Albert Londres, qui n’en était pas à son coup d’essai, publia son reportage et également un livre, « Terre d’ébène », sur le sujet. Les parlementaires diligentèrent une enquête et les traitements inhumains cessèrent. Son reportage sauva la vie de dizaines de milliers d’africains. Le prix Albert Londres couronne encore aujourd’hui le meilleur reporter francophone de l’année.

Quant à moi, ces récents articles sur le Mali m’ont fait penser à cette fable de Gabriel Garcia Marquez, « La profecia autocumplida », que j’ai légèrement modifiée :

« C’est l‘histoire d’un petit garçon qui vivait seul avec sa mère, à l’écart du village. Arrivée depuis peu, les gens ne la connaissant pas bien s’imaginaient beaucoup de choses à son sujet. Un matin, comme elle avait fait des mauvais rêves dont le sens lui échappait, elle dit à son petit garçon qu’elle avait un mauvais pressentiment. Le petit garçon en allant chercher le pain, parla de la prédiction de sa mère à la boulangère, en l’enjolivant pour faire l’important. La boulangère, pipelette comme tous les petits commerçants, répéta la nouvelle à toute sa clientèle ce jour-là, sans toujours préciser la source, bien trop insignifiante pour son propos. En peu de temps, la nouvelle s’était répandue en prenant différentes formes. Il sembla à certains qu’elle venait de plusieurs sources concordantes, ce qui dans leur esprit renforça sa crédibilité. Le lendemain, en prévision d’une possible catastrophe, les gens voulurent stocker des denrées et se précipitèrent chez les petits commerçants pour acheter tout ce qui s’y trouvait. La pénurie ne tarda pas, et les gens y virent un signe de mauvais augure, qui confirmait la malédiction. Par prudence, un père de famille, ayant sa femme enceinte, préféra quitter le village en attendant que les choses rentrent dans l’ordre. Ses voisins s’en inquiétèrent. Un à un, ils s’en allèrent, préférant maintenant emporter leurs affaires, car Dieu sait quand ils pourraient revenir. Le dernier à partir, voyant le village abandonné, décida de brûler sa maison plutôt que la laisser aux pilleurs, que ne manquerait pas d’attirer un village désert. En voyant sa maison brûler, il repensa à la prophétie, et se signa en constatant qu’elle s’était réalisée. »

Le monde a bien changé depuis l’époque d’Albert Londres. Les nouvelles technologies de communication ont apporté aux médias une puissance démentielle. L’info est partout, instantanément, comme un immense haut-parleur au-dessus de la terre. Il est à présent impossible de lui échapper, et mis à part dans les dictatures qui parviennent encore à la museler, la presse détient le pouvoir suprême. Une campagne médiatique bien orchestrée, peut du jour au lendemain soulever la population dans n’importe quel pays du monde.

La presse est servie par les journalistes. C’est une profession qui endosse d’énormes responsabilités. Certes, ils ont remplacé les colporteurs de ragots d’hier qui faisaient, on l’a vu, des ravages considérables. Si cela constitue un progrès, il demeure insuffisant au regard de l’évolution des moyens de diffusion.

Au Mali, pays cible de l’actualité depuis 10 ans, les médias ont joué un rôle crucial dans le déroulement des événements, et principalement les médias français. Car les maliens, comme dans la plupart des pays d’Afrique francophone, suivent les journaux télévisés (JT) français autant sinon plus que leurs chaines nationales. Radio France Internationale (RFI) est de loin la radio la plus écoutée au Sahel. Ces médias ont une telle influence dans la région, qu’un acteur politique local ne commence à être reconnu qu’à partir du moment où on en parle dans la presse étrangère.

L’Histoire (qui n’est malheureusement pas une fable cette fois-ci), commence en 2009, lorsque des bandits armés commencèrent à prendre en otages des occidentaux, et les gardèrent prisonniers au nord du Mali. Ils demandèrent des rançons et obtinrent quelques centaines de milliers d’euros, parfois plus, mais bénéficièrent surtout d’une publicité de plusieurs centaines de millions d’euros, si l’on considère le prix à la seconde du temps d’antenne aux JT de 20 heures sur les chaines nationales françaises.

Nous sommes bien placés, en France, pour savoir qu’un tel budget médiatique, bien utilisé, peut en quelques mois propulser un inconnu au poste de président de la République. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces bandes armées aient pris de l’envergure sur le plan régional. Les mouvements « terroristes » du monde entier, voyant le succès médiatique de ces prises d’otages, accoururent au Sahel. Ils apportèrent leurs compétences, leurs réseaux, parfois une idéologie, et surtout soignèrent leur communication.

Ces groupuscules, vivant jusqu’alors de trafics, sont devenus en peu de temps les figures d’un combat contre l’Occident. Le Mali était leur plateau TV, et c’est tout juste s’ils ne passaient pas leurs annonces de recrutement en direct sur TF1 ou France2. On remarquera que les médias ont employé depuis le début une terminologie tendancieuse, parlant de terrorisme quand il s’agissait souvent de banditisme, de djihadisme quand il s’agissait de politique. Par goût du sensationnel probablement…

Les conséquences ne se sont pas fait attendre, car les politiques français ont fait ce que le peuple attendait d’eux : libérer les otages (en payant une rançon). Et, alors que c’était un acte totalement inconséquent, ils y ont vu une opportunité de soigner leur popularité, en allant accueillir les otages en personne à leur descente d’avion…devant les caméras ! Puis, pour masquer leur lâcheté et montrer leur sens des responsabilités, ils ont solennellement demandé à leurs ressortissants d’évacuer la région. Aux touristes en premier lieu, puis aux associations, aux entreprises, aux fonctionnaires…. Le Sahel est devenu un désert…. qui profite aux bandits et aux trafiquants bien sûr ! Mais que faire d’autre au Sahel quand la société civile s’est disloquée ?

Après les prises d’otages, dont les téléspectateurs commençaient enfin à se lasser, ont suivi les attaques terroristes. Beaucoup plus spectaculaires, leur objectif est encore plus clair que celui des prises d’otages. Le but de ces attaques n’est pas de tuer quelques personnes, fût-ce des occidentaux, ou d’obtenir de l’argent, ce ne sont que des coups médiatiques à visées politiques. Ainsi, la simple menace de perpétrer une attaque pour des groupes en capacité de le faire peut conduire un chef d’État à leur faire des concessions.

Sans médias pour les relayer, il n’y aurait pas d’attaques terroristes, car elles coûteraient plus cher à mettre en œuvre que ce qu’elles rapporteraient. Il n’y aurait que des actes de guerre, qui eux demandent des moyens et une organisation considérables.

Beaucoup de journalistes ont conscience du danger de relayer ces informations. Ils savent que faute de spectateurs le spectacle n’aurait peut-être pas lieu, mais ils n’arrivent pas à faire autrement. Tout comme notre conscience écologique ne nous empêche pas de continuer à détruire la planète. Leur travail consiste pour l’essentiel à jouer sur la sensibilité populaire, comme un violoniste sur la corde de son instrument. Pour viser plus loin, il faut des hommes comme Albert Londres.

Qu’aurait fait Albert Londres s’il avait été correspondant au Mali ces dix dernières années ?

J’imagine qu’il aurait lutté pour que les grands médias internationaux ne fassent pas leurs choux gras des prises d’otages, il aurait alerté l’opinion publique sur la bêtise profonde de verser des rançons, et dénoncé l’hérésie d’évacuer le Sahel. Il aurait exigé des politiques le courage nécessaire pour prendre les bonnes décisions même si elles vont à l’encontre des aspirations populaires.

Il aurait (quitte à rabaisser encore leurs prétentions) fait douter ses concitoyens de leurs capacités à développer ou à pacifier l’Afrique, même avec les meilleures intentions du monde. (L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit le dicton.)

Il aurait, comme Marlow, dans « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad, dit son écœurement des « rodomontades outrées de la bêtise face à un danger qu’elle (la société occidentale) est incapable de saisir ». Cette société occidentale dont l’économie conduit le monde au bord de l’explosion, et qui prétend en dicter la sécurité !

Il aurait lutté contre la désinformation, poursuivi les faux médias, les mauvais journalistes, qui se frottent les mains dès qu’ils pressentent une catastrophe, et qui en parlent aussitôt, comme le petit garçon parti chercher du pain.

Il aurait fait tout ce qu’un homme qui mesure la portée de ses actes doit faire.

Je ne saurais dire si cela aurait suffi à enrayer les drames qui se produisent au Mali depuis 10 ans, mais cela aurait au moins eu le mérite d’apaiser les esprits et de permettre à chacun d’y voir plus clair au fond de son cœur.

« Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions. »  …. « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».

Albert Londres, 1929

*  Cf. Conquistadors