Le voyage devait durer deux ans jusqu’à ce qu’il jette l’ancre à Upolu, dans les Samoa… Là, se dit-il, se trouvait sous la forme la plus pure ce qu’il avait cherché d’île en île, l’essence même de la civilisation des mers du sud – et une réponse à ce dont il avait lui-même rêvé –, une société tout entière ordonnée par une conception esthétique du monde. Ici, chaque instant de leur vie (celle des Samoans) tend imperceptiblement vers un idéal de beauté.

Préface au livre de Robert Louis Stevenson, Les Pleurs de Laupepa.

   Après un mois de mer, j’abordai aux îles Gambier. Situé à environ 900 miles à l’est de Tahiti, cet archipel est le plus isolé de Polynésie et, par conséquent, du reste de l’humanité. Je jetai l’ancre dans la baie de Rikitéa et eus l’impression immédiate de débarquer au paradis.

   À peine mille habitants peuplent les sept îles de l’archipel baignant dans un immense lagon aux eaux turquoise. La plupart vivent sur l’île principale de Mangareva, les autres îles ne comptent que quelques familles. Les motu (prononcez motou) – petits îlots posés sur la barrière de corail entourant le lagon – sont inhabités. Tout cela pour dire qu’il y a de la place pour qui souhaite s’installer. Un paradis surpeuplé n’est plus un paradis, ce qui arrive fatalement aux destinations touristiques. Nous sommes à la latitude du tropique, il fait bon et la nature offre tout à profusion. Il suffit de lancer un caillou dans la mer pour attraper un poisson. Vous pensez que j’exagère ? Pas du tout ! C’est une technique de pêche qui se pratique en famille, où femmes et enfants jettent des pierres afin de faire fuir les poissons vers un filet tendu à l’opposé.

   Sur les motu, les noix de coco vous tombent dessus sans crier gare. Dans les îles hautes, les fruits sont en libre-service sur leurs arbres : mangues, pamplemousses, citrons, avocats, fruits de la passion… Il vous manque du pain ? Voilà l’arbre à pain ! Les cochons, les chèvres et les poules vivent en liberté. Bien qu’ils soient à l’état semi-sauvage, c’est un jeu d’enfant que de les attraper pour le barbecue du dimanche.

   Pour votre habitat, rien de plus simple… Il fait chaud toute l’année et il n’y a pas d’animaux venimeux dont il faille se protéger, tels les serpents, scorpions ou araignées. Les feuilles de pandanus, que l’on trouve à profusion, tressées en panneau, servent au toit et aux parois de votre faré – la case traditionnelle polynésienne – que vous prendrez soin de dresser en un lieu naturellement ventilé pour bien profiter de la sieste aux heures chaudes.

   Quant aux loisirs, là encore vous serez comblés par la nature. Les plongées dans les passes entre le lagon et l’océan sont féeriques. En chasse sous-marine, vous pouvez choisir votre déjeuner en quelques minutes dans le plus grand aquarium du monde – le plus dur est d’avoir le courage de tirer sur des poissons qui font des bisous sur la pointe de votre flèche. Des petits requins curieux viennent vous voir, requins citron, requins pointe blanche ou pointe noire… Ne paniquez pas, ils ne sont pas méchants, juste parfois un peu joueurs…

Sur les eaux lisses et translucides du lagon, un alizé doux et régulier invite au kitesurf. J’éprouvai un plaisir tout particulier à voir sous ma planche ces mêmes petits requins détaler comme des têtards – car moi aussi je suis joueur ! Par houle du sud, je découvris, en contournant la pointe de l’île Takama, une « gauche » parfaite pour surfer… Quant aux randonnées, elles feront le bonheur des botanistes, des amateurs de framboises et des photographes de lagons vus du ciel. D’étranges oiseaux jouent dans les airs. Parfois, un oiseau d’une blancheur étincelante s’arrête juste devant vous en vol stationnaire et vous fixe droit dans les yeux pendant de longues secondes. Les locaux l’appellent l’ange…

   Ici, nul besoin d’entreprendre ne se fait sentir. Est-ce simplement dû à la chaleur ? Ou plutôt à toute cette splendeur, car la beauté de la nature est telle que l’homme en est comme suffoqué ? Si la nature était laide ou ingrate, au moins il pourrait tenter quelque chose ! Mais en Polynésie, Dieu a mis la barre trop haut. En conséquence, l’homme n’ose pas s’exprimer. Et on se dit qu’il fait bien, quand on voit les misérables réalisations humaines d’aujourd’hui. Habitat de tôles, de contreplaqué et de parpaings, bâtiments administratifs inspirés de l’architecture pénitentiaire dont la seule qualité est qu’ils sont moins hauts que les cocotiers qui les dissimulent au regard du navigateur.

   S’il ne construit rien de remarquable, le Polynésien (je ne parle, tout au long de ce récit, que des Polynésiens des Gambier), en revanche, prend un soin extrême de son jardin et de l’espace public, que d’ailleurs rien ne sépare, comme si son véritable habitat était non pas sa maison, mais son île. Il en résulte de très beaux et très agréables hameaux où la douceur de vivre et la délicatesse émerveillent le promeneur.

   Voilà pour un homme épris de liberté, de tranquillité, de beauté et de vie au grand air, ce qu’ est le paradis. J’ajouterai que les habitants sont d’une gentillesse et d’une affabilité extrêmes et… parlent français !

   Le voyageur, tout comme Stevenson aux Samoa, sait qu’il va s’arrêter un jour, jeter l’ancre définitivement… Si ce n’est pour sa dernière demeure, ce sera pour son avant-dernière. Et quand il accoste dans des lieux enchanteurs comme celui-ci, il ne peut s’empêcher de penser : pourquoi pas là ? Est-ce que je serais heureux si je m’installais ici ?

   Mais il y a une contrepartie non négligeable à notre commun langage : nous sommes en France. Pour un voyageur au long cours, cela sonne comme un retour à la case départ ou comme une promenade en terrain conquis.

   N’était-ce là que le fruit de mon imagination tatillonne ? Les Polynésiens, dont on vante l’art de vivre, seront peut-être heureux d’accueillir un « étranger » pour lui faire partager leur si enviable philosophie ? Après tout, à chacun son tour de promouvoir son style de vie.

   Décidé à en avoir le cœur net, je retournai à Mangareva pour tenter de me faire des amis. Je ne refusai aucune invitation, lesquelles pleuvent ici comme ailleurs pleuvent les expulsions, et ne tardai pas à comprendre pourquoi le maire avait interdit les bars sur l’île. Les gars ici ont une descente phénoménale. À ce niveau-là, ce n’est plus une descente, c’est carrément de la chute libre ! J’arrivais généralement pour l’apéro avec une bouteille de rhum. Ils en remplissaient quatre ou cinq verres à ras bord qu’ils éclusaient comme du petit lait ! En moins d’une heure la situation devenait très confuse… D’autant qu’il existe en Polynésie une curieuse tradition qui consiste à élever certains garçons comme des filles. On les appelle des mahu (prononcez mahou). Ne soyez pas surpris quand un de ces colosses – car les Polynésiens sont des colosses – devient soudain un peu trop collant. Ici, ce n’est pas tabou. Mais c’était néanmoins le moment pour moi de m’esquiver.

   En remontant à bord de mon bateau, je ne pus m’empêcher de penser que c’était peut-être là le signe d’une culture en péril, condamnée ou, pire encore, disparue, comme celles des Aborigènes d’Australie et des Indiens d’Amérique. Gerbault et Stevenson n’avaient peut-être pas eu tort de s’en alarmer.

   Après plusieurs soirées de la sorte, j’optai plus prudemment pour les invitations à déjeuner. Avant le plat de résistance, la conversation arrivait immanquablement sur les popaa (les étrangers ou les blancs). C’est un sujet sur lequel ils sont intarissables ! De là aux essais nucléaires, il n’y a qu’un pas, vite franchi entre la poisson et la papaye, car aux Gambier, nous ne sommes qu’à quelques encablures de l’atoll de Mururoa. C’est là qu’eurent lieu pendant trente ans les essais nucléaires français, dans l’atmosphère et dans la mer. Lors de certaines explosions, des vents et des courants capricieux auraient détourné les particules radioactives vers les Gambier et ses habitants. Il faut dire que ce n’était pas des bombinettes ! Certaines étaient 150 fois plus puissantes que la bombe d’Hiroshima ! De quoi dissuader les plus téméraires ! Le programme prit fin en 1996, et nombreux furent les Polynésiens qui y participèrent.

   — Aujourd’hui, vous critiquez les essais, mais vous y avez travaillé à l’époque, pourquoi ? questionnai-je pour lancer le débat.

   — Les salaires ! me répondait-on invariablement… et aussi le prestige, continuait-on à mi-voix. Car la science et la technique des popaa inspirèrent le respect et éveillèrent la curiosité des peuples du monde. Par ailleurs, nombreux sont les Polynésiens qui vouèrent une admiration à la France de De  Gaulle – ce Petit Poucet qui voulait garder son indépendance au milieu des géants. Et peut-être aussi pour la France d’avant, celle des conquêtes, quand elle était le pays le plus puissant du monde avec l’ Angleterre. La France avait de l’allure à cette époque et suscitait de l’engouement jusqu’à l’autre bout du monde.

   — Mais aujourd’hui, vous regrettez ? continuai-je.

   — On ne pensait pas que ça pouvait être aussi dangereux. Nous n’aurions jamais fait cela à la terre de nos ancêtres et à nos enfants si nous l’avions su.

   — Dites cela aux habitants d’Hiroshima…

   — Hiroshima, c’était la guerre ! Là, c’étaient des expériences scientifiques ! Les scientifiques et les militaires avaient l’air sérieux, notamment sur les questions de sécurité. On ne pouvait pas imaginer qu’ils faisaient des essais aussi hasardeux, presque un siècle après Pierre et Marie Curie !

   La salle était chauffée, ça repartait de plus belle :

   — On a été trompés ! Les popaa ont fait semblant de nous respecter. Mais on comprend aujourd’hui pourquoi ils ont fait ça chez nous et pas chez eux !

   Pour ne pas gâter la digestion d’un aussi excellent repas, je tentai de minimiser.

   — En France aussi, des territoires ont été saccagés. Demandez aux riverains de l’étang de Berre et du golfe de Fos, près de Marseille, ce qu’ils pensent de la vision de De Gaulle à propos de la grandeur de la France. Le plus grand étang salé de France et un immense territoire lacustre, refuge des oiseaux migrateurs, sont devenus le refuge des raffineries de pétrole et des usines pétrochimiques ! Là-bas aussi il y a encore aujourd’hui des taux de cancers plus que suspects. Et je ne parle pas des projets de tourisme de masse comme la Grande Motte ou le Cap d’Agde. Vous avez au moins échappé à ça !

   Je sentis que la cause des popaa avait regagné un point. Au moins, quand il s’agissait de détruire la nature, nous n’étions pas sectaires. L’atmosphère – bien qu’encore un peu radioactive – s’était détendue et, tandis qu’un ange passait rapidement, j’essayai de cerner la pierre d’achoppement de nos deux cultures qui, après trois siècles de métissages, ne parvenaient toujours pas à s’accorder.

   Je me réjouissais de constater que cette civilisation, où tout ce qui touche à la nature est sacré, n’était pas éteinte et ne semblait pas en prendre le chemin. Peut-être que ces essais nucléaires ont été le déclencheur d’une autre réaction en chaîne et les ont convaincus que le plus sûr moyen d’éviter l’Enfer est de réintégrer le Paradis ?

Quoi qu’il en soit, ils cherchaient à présent à se démarquer des popaa et tentaient de renouer avec leur style de vie ancestral. La France, d’après eux, voulait apaiser ces velléités en encourageant l’assistanat…

Je venais d’arriver en Polynésie et ne voulais pas rentrer dans des débats politiques interminables. Et puis, en définitive, la question n’est pas de se demander si c’est une bonne chose que la France ait conquis la Polynésie – pour un voyageur, il est évident que non –, mais de se demander s’il eût été préférable qu’elle fût conquise par une autre grande puissance – et là, ce n’est pas du tout évident.

En revenant à nos discussions sur les essais nucléaires, je notai un « détail » intéressant. Je voyais bien qu’ils ne parvenaient pas à comprendre comment des hommes appartenant à la même terre qu’eux avaient été capables d’une chose pareille, en toute intelligence.

J’y allai de ma petite thèse. Après tout, des années de voyage valent bien tous les doctorats du monde, non ?

La première impression que l’on ressent en arrivant en Polynésie est que le paradis c’est « ici et maintenant ». Cela surprend le popaa, habitué à penser le contraire – que le paradis c’est « pas ici et pas maintenant ». C’est seulement après avoir mis au point une bombe atomique, obtenu la sécurité énergétique, réussi une transition écologique… Après, après, après, toujours après…

Cette différence fondamentale renvoie à la Bible et à l’histoire du paradis terrestre dont les hommes ont été chassés il y a bien longtemps. Tous les hommes ont-ils été chassés ? Peut-être pas tous, car les Polynésiens ne semblent pas avoir subi le même sort. Ni les Indiens d’Amérique ni les Aborigènes d’après les derniers témoignages avant la complète disparition de leurs cultures… C’est peut-être pour cette raison que l’on observe de par le monde des comportements très différents entre les hommes. Ceux qui ont été évincés du Paradis cherchent à dominer la nature quand les autres la respectent avant tout. Ils cherchent à la comprendre à défaut de la connaître. Ils préfèrent entreprendre plutôt que prendre ce que la nature leur offre.

Depuis des siècles, les missionnaires chrétiens tentent de convertir les Polynésiens. Les pères Laval et Caret débarquèrent aux Gambier en 1834. À eux deux, ils réussirent à convertir pratiquement toute la population en quelques années. Les Polynésiens abandonnèrent leurs traditions et leurs pratiques religieuses pour construire des églises. Le père Laval finit par devenir une sorte de nouveau roi des Gambier. À tel point que quand la sourcilleuse administration française voulut s’y installer, elle l’accusa d’avoir instauré une véritable théocratie et exigea son départ ! Comment les pères ont-ils réussi ce tour de force ? Parce que la Bible est la Vérité universelle ? Pas nécessairement.

Les missionnaires étaient pour la plupart des hommes extraordinairement courageux et instruits. Ils suscitèrent, en tant qu’hommes, le respect et l’admiration de tous. Avant d’entamer leur mission, ils apprenaient toutes les techniques connues en Occident dans les domaines utiles tels que l’agriculture, la médecine, la construction… Ainsi, les pères Laval et Caret furent plutôt mal reçus à leur arrivée aux Gambier jusqu’à ce qu’ils utilisent leurs connaissances en médecine pour soigner le fils du roi, puis les autres dignitaires. Ils firent profiter les Polynésiens de leurs connaissances en échange de leur adhésion à la Bible. Une fois les indigènes convertis, ils édictèrent des règles censées leur inculquer la distinction entre le Bien et le Mal : interdiction de battre le tambour, interdiction de s’enduire d’huile de coco, de porter des colliers de fleurs, interdiction de se baigner nu, de se tatouer… En clair, ils tentèrent de chasser les Polynésiens du paradis. Ce qui pose question sur la Bible : est-ce un livre prophétique ou s’attache-t-on à ce qu’il le devienne ? Doit-on provoquer l’Apocalypse pour lui donner raison ?

Aujourd’hui, les missionnaires sont toujours très présents en Polynésie. Il n’est pas un village qui ne compte quatre ou cinq églises différentes. Sans doute parce que la cause est loin d’être entendue.

Pris depuis des siècles sous les feux croisés de l’Éducation nationale française et des évangélisateurs de tout ordre, les Polynésiens sont la preuve vivante que l’homme peut acquérir toutes les connaissances, goûter à tous les fruits, et conserver toute sa place au paradis.

Vous pouvez imaginer combien il me fut difficile de poursuivre mon voyage après deux mois passés dans l’archipel des Gambier ! Mais je ne pouvais oublier le but de mon voyage : un but certes inaccessible, mais qui me porte et qui m’apporte tant depuis mon départ il y a trois ans : comprendre le monde. Non pas le comprendre au sens cognitif du mot, mais le comprendre au sens de le contenir dans mon imagination, l’embrasser dans mon cœur et le sentir dans mon âme. Le monde – l’humanité – est devenu si vaste et si complexe aujourd’hui qu’aucun homme ne pourrait le comprendre autrement.

Alors, un jour où l’alizé tenait une forme éblouissante capable de m’extraire du champ gravitationnel de ce paradis terrestre, je hissai les voiles et pris le large en direction des îles Marquises.


Mon bateau et moi avions dérivé dans les îles de la Société en attendant que les frontières maritimes s’ouvrent à l’Ouest. Les îles des petits archipels – comme les Cook, les Tonga, et les Samoa – prenaient leur temps. Elles s’étaient tellement protégées depuis le début du covid qu’elles surfaient encore sur la première vague tandis que les pays plus ouverts attendaient la prochaine série… Enfin, au cours de l’été 2022, probablement en manque de devises, elles se décidèrent à ouvrir leurs frontières aux touristes. J’accomplis mes formalités de sortie de Polynésie française à Bora Bora, où l’attitude débonnaire des gendarmes faisait plaisir à voir. Je filai ensuite vers l’île de Maupiti, puis l’atoll de Mopelia, la plus occidentale des terres habitées de la Polynésie française – quatre habitants à mon dernier recensement. Mopélia où j’attendis le bon créneau météo avant d’appareiller pour les Samoa.

C’était le cœur lourd que je m’apprêtais à quitter la Polynésie après un an et demi de bons et loyaux services – si l’on considère que se laisser vivre est le meilleur service qu’un Occidental puisse rendre à l’humanité de nos jours… Mais après cette errance géographique et psychologique, où je n’avais pas pu écrire une seule ligne, il me fallait reprendre mon destin en main, ou tout au moins le cours de mon voyage.

Pendant ces mois de navigation sans but véritable, j’avais contracté ce virus polynésien hautement contagieux que l’on nomme le fiu. Le fiu se manifeste par une tendance à la procrastination. Il s’agit d’une forme de nonchalance extrême qui sied parfaitement aux autochtones, qui l’ont intégrée dans leur culture, mais qui fait des ravages chez les Occidentaux, car elle est totalement incompatible avec la leur ! Bon nombre de voyageurs qui ont attrapé le fiu ne parviennent plus à quitter la Polynésie. Pour quoi faire et pour aller où ? se demandent-ils, puisque rien ne peut être plus beau que ces îles et ces lagons, et nulle part ailleurs se loger et se nourrir n’est aussi facile. Nulle part ailleurs une femme ne peut vous dire « je t’aime » aussi rapidement… Avouez que cela a de quoi déstabiliser les plus vaillants conquérants !

Il y a peu de chances qu’un expatrié ou un touriste attrape le fiu, ni quiconque ayant une activité bien définie. Pour attraper le fiu, il faut gamberger un certain temps. Il faut surtout que votre carapace d’Occidental se soit déjà un peu attendrie. Ce qui était manifestement mon cas.

J’avais choisi d’aller aux Samoa, et plus précisément sur l’île d’Upolu, parce que c’est là que se trouve la tombe de Stevenson. L’auteur de L’Île au trésor, alors mondialement célèbre, s’exténua, les dernières années de sa vie, à défendre les Samoans contre les prédateurs occidentaux. Il opposait volontiers la laideur des agissements de ces derniers à la beauté de la culture samoane. « Chaque instant de leur vie tend imperceptiblement vers un idéal de beauté », dit-il dans Les pleurs de Laupepa. C’est donc en qualité d’esthète que je me sentis le devoir de passer lui rendre hommage.

La beauté sous toutes ses formes est, selon moi, la meilleure preuve de réussite d’un individu, d’une société et d’une civilisation, parce qu’elle est facilement observable et indissociable du bonheur… À quoi voit-on le bonheur, si ce n’est à la beauté qu’il dégage ?

C’est à Upolu également que l’Allemand Erich Scheurmann écrivit, au début du XXe siècle, Le Papalagui, un recueil des réflexions du chef samoan Touiavii sur les agissements des Papalagui, littéralement les pourfendeurs du ciel… ainsi nomme-t-on les Blancs, ici ! Un texte édifiant pour tout citoyen occidental, car, comme le dit son auteur : « grâce au regard de Touiavii, nous ressentons ce que nous sommes d’un point de vue que nous ne pouvons plus percevoir nous-mêmes. »

Voilà pourquoi, malgré le fiu qui m’habitait depuis des mois, j’étais somme toute impatient de découvrir les Samoa.

J’appareillai un beau matin de Mopiha après avoir fait le plein de provisions : des poissons-perroquets, des papayes, des noix de coco et des crabes des cocotiers, le tout en libre-service sur cet atoll. Si je parvenais maintenant assez facilement à subvenir à mes besoins alimentaires, côté navigation, ces dix-huit mois en Polynésie m’avaient complètement ramolli. Or ce n’est un secret pour personne, un marin ramolli doit s’attendre au pire quand il reprend véritablement la mer, comme un amant qui retrouve une maîtresse exigeante après l’avoir longtemps délaissée. La mienne devait être particulièrement impatiente, car elle m’a cueilli à froid dès la première nuit.

Il soufflait cette nuit-là un vent arrière soutenu. Le ciel était clair, plein d’étoiles rassurantes que je tenais à honorer de ma confiance en laissant toutes les voiles dehors. « Dans le Pacifique, on ne voit jamais personne, pas la peine de veiller au grain », me dis-je en allant me coucher. Vers minuit, je compris véritablement le sens de cette expression lorsque je fus réveillé en sursaut par un violent grain. Le bateau avait lofé sous la rafale et le génois faseillait méchamment. Je tentais de le réenrouler en catastrophe lorsqu’un fort claquement se fit entendre à l’avant. Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ce bruit ?!! J’éclairai avec ma torche la proue du bateau et constatai que l’étai s’était rompu – pour les novices, l’étai est le câble qui tient le mât sur l’avant, câble sur lequel on fixe une voile. Si cet étai casse, on risque de démâter. Le mien n’était plus retenu au pont que par le bout d’enrouleur de génois, lui-même suspendu à l’extrémité du balcon aux trois quarts arraché… Bon Dieu ! Il faut intervenir dare-dare ou alors je vais étrenner mon canot de sauvetage… me dis-je ! Sans prendre le temps de réfléchir, je rampai sur le pont et parvins in extremis à sangler l’étai au taquet d’amarrage. Pfou ! Le pire avait été évité, mais quel réveil, mon Dieu !

Inutile de préciser que durant les jours qui suivirent, je veillai aux grains, étoiles enchanteresses ou pas ! Le cinquième jour au crépuscule, j’entrai dans la baie d’Apia et jetai l’ancre au petit bonheur. La baie était déserte et personne ne répondait à mes appels à la VHF. J’appris le lendemain par les agents du port que j’étais le premier voilier à entrer aux Samoa depuis trois ans ! Ils venaient tout juste d’ouvrir leur frontière et la VHF n’était pas encore réinstallée. En contrepartie, j’eus droit à un accueil pittoresque qui n’eut rien à envier, j’imagine, à celui qu’a pu recevoir Stevenson en 1889.

Comme lui, je suis immédiatement tombé sous le charme des Samoans. Les fonctionnaires montés à bord pour accomplir les formalités d’entrée avaient des gabarits impressionnants ! Ils mesuraient plus de 1,90 m, avaient des cous de taureau, des épaules de lutteur, des bras comme mes cuisses, des cuisses de piliers de rugby. Je faisais figure de poids plume avec mes 90 kilos à côté d’eux ! Fort heureusement, ces mastodontes étaient d’une douceur angélique, à l’exact opposé du petit teigneux que l’on rencontre fréquemment à l’accueil aux frontières.

En descendant à terre, je compris immédiatement ce que voulait dire Stevenson quand il écrivait que « tout chez eux tendait vers un idéal de beauté ». Les Samoans sont très attentifs à l’élégance, que ce soit dans leur apparence, dans leurs gestes, leurs paroles et tous les actes de la vie sociale. Chacun de leurs gestes était doux, fluide, comme un mouvement de qi gong, impression à laquelle le port du lavalava – pagne traditionnel polynésien porté autant par les femmes que par les hommes – n’était pas étranger. Quand ils s’exprimaient, l’expression de leur visage était agréable, et douce était l’intonation des mots qu’ils prononçaient.

Les Samoans chérissent leur pays, un petit bout de terre quelconque perdu au milieu du Pacifique, à un point incroyable. Le plus primitif des taximen vous vante son île comme étant la première merveille du monde ! Et ma présence ici, moi qui venais de si loin, ne faisait que le lui confirmer. Les nombreux villages disséminés le long de l’unique route qui fait le tour de l’île sont si bien décorés qu’ils donnent aux plus insignifiants des visiteurs étrangers l’impression d’être un chef d’État en tournée… Ces villages sont de véritables communautés regroupées autour de leur église et de leur pasteur. Il y a devant chaque maison une grande paillote dont tout un chacun peut profiter à sa guise. On ne manque jamais de vous inviter à participer à la messe du dimanche. Quand tout le village chante en chœur à l’église, les habitants atteignent un degré de communion tel que leurs âmes ne font plus qu’une. C’est une sensation d’une émouvante beauté, propre à faire venir les larmes aux yeux d’un individu habitué à vivre dans une société plus individualiste.

— C’est le Seigneur qui t’a touché, me rassure-t-on en sortant de l’église.

L’histoire récente des Samoa est assez classique. À partir du XIXe siècle, l’archipel fut convoité par les puissances occidentales, notamment par les Allemands et les Anglo-Saxons. Chacun essayait de tirer son épingle du jeu en jouant sur les divisions entre les différents rois des différentes îles, entraînant des tensions dont le paroxysme fut atteint à l’époque de Stevenson.

Les Allemands voulaient y développer une industrie agroalimentaire – ananas en boîte, huile de coco… – et pour cela, ils devaient spolier les terres communautaires et capturer des hommes sur d’autres îles afin de les contraindre à travailler sur leurs plantations. Côté anglo-saxon, ce petit archipel représentait un intérêt stratégique pour le contrôle du Pacifique. On imagine bien que ces visées pour le moins inélégantes passaient à des milliers d’années-lumière de l’imaginaire samoan ! En 1914, la Première Guerre mondiale mit hors course les Allemands,  la Nouvelle-Zélande et les États-Unis se partagèrent les Samoa. La partie néo-zélandaise, où je me trouve, est indépendante depuis 1962, l’autre est restée américaine.

On pourrait croire que cela mit fin à la conquête occidentale aux Samoa, mais il n’en fut rien. Aujourd’hui, deux industries venant d’Occident enlaidissent particulièrement l’archipel : l’automobile et l’agroalimentaire.

Apia est une ville d’apparence paisible où seulement quelques dizaines de milliers d’habitants s’étalent le long de la baie et sur les collines alentour. Depuis mon bateau, au mouillage face au centre-ville, je ne percevais aucun bruit, l’eau était belle et claire comme dans une crique déserte. L’économie tournait visiblement au ralenti, ce qui participait grandement à cette impression de douceur de vivre… Sur le large front de mer où je faisais ma promenade quotidienne trônait l’immense cathédrale. J’éprouvais un indicible plaisir à déambuler à l’ombre des arbres centenaires, la peau caressée par l’air du large, les yeux éblouis par les couleurs éclatantes du lagon. Je me mis à rêver de l’époque où les familles revêtaient leurs plus beaux pagnes pour leur promenade dominicale après la messe, se saluaient, échangeaient plaisanteries et nouvelles. Cette promenade symbolisait tout ce qui fait le bonheur de vivre dans une société civilisée…

Je fus tiré de mes pensées par le klaxon d’un énorme pick-up qui passait juste à côté de moi, me ramenant brutalement en 2022. Cette promenade du bord de mer était devenue une double voie empruntée par des 4×4 climatisés, à bord desquels on distinguait des visages impassibles. J’ouvris les yeux. La ville d’Apia tout entière était aussi moche que ces villes américaines qui ressemblent à d’interminables banlieues, où circuler à pied ne peut que vous conduire à la dépression.

Le second ennemi auquel succombent les Samoans est la bouffe industrielle. Les McDonald et autres fast-food ne désemplissent pas et, du plus jeune au plus vieux, les Samoans boivent à longueur de journée des sodas sucrés et s’empiffrent de paquets de chips dont on retrouve les emballages un peu partout. Résultat : le taux d’obésité ici n’a rien à envier à celui des États-Unis.

C’est tout de même surprenant, pensai-je, que les Samoans, dont l’idéal de beauté suscitait, il y a à peine plus d’un siècle, l’admiration de Stevenson, se laissent aujourd’hui envahir par la laideur. 

Cette étonnante évolution s’explique en partie par le fait que de nombreux Samoans sont partis travailler aux États-Unis ou en Nouvelle-Zélande. Et comme c’est le cas pour la plupart des travailleurs immigrés de par le monde, on leur a confié les tâches les plus ingrates, installés dans les quartiers les plus moches où l’on sert la plus infâme des nourritures. Ils ont contracté rapidement le virus de la laideur et sont revenus ensuite le répandre dans leurs îles. 

Je dois m’excuser auprès de mes lecteurs passionnés d’aventures maritimes si je continue cette longue digression. Il me semble important d’aller au bout du sujet, parce qu’aujourd’hui, sur toute la surface de la Terre, la laideur gagne du terrain.

Aux Samoa comme ailleurs, le principal responsable de l’enlaidissement fulgurant de notre planète, de nos sociétés et des individus est l’industrie. 

Née en Occident il y a environ quatre siècles, l’industrie s’est imposée comme le modèle qui allait élever l’humanité, la rendre plus épanouie et plus belle. Pourtant, en remplaçant la marche à pied par la conduite automobile, une nourriture naturelle par de la bouffe industrielle, en se laissant hypnotiser par l’industrie du divertissement, droguer par l’industrie pharmaceutique, promener par l’industrie du tourisme – à laquelle on doit de croiser des têtes d’ahuris aux quatre coins du monde… – on ne doit pas s’attendre à améliorer ses capacités physiques et intellectuelles, bien au contraire !

De plus, comme le faisait remarquer le chef samoan Touaivii, le papalagui doit effectuer un travail la plupart du temps idiot et ennuyeux, pour pouvoir produire et acheter tous ces « biens » créés par l’industrie. Alors que la nature nous incite depuis toujours à diversifier nos tâches pour exercer notre agilité, c’est exactement l’inverse que commande l’industrie. Elle exige que nous nous spécialisions de plus en plus, pour ne plus savoir faire qu’une seule tâche. Quand une usine ferme en Occident, nous voyons des hommes dans la force de l’âge complètement désemparés à l’idée de ne pas retrouver de travail. C’est là le signe évident d’un manque d’agilité d’esprit !

Il faut bien reconnaitre que grâce à l’industrie, l’Occident a pris l’ascendant matériel et militaire sur le reste du monde. Mais l’on n’a rien sans rien : pour bâtir de puissantes nations industrielles, les Occidentaux ont dû fournir un effort démentiel, un incroyable sacrifice faustien. A commencer par entreprendre un formatage généralisé des cerveaux qui a détruit des pans entiers de leur intelligence naturelle. Mais l’Occidental est ainsi fait qu’il se précipite vers tout ce qui est nouveau sans mesurer ce qu’il va perdre en échange.

Ce formatage n’est pas irréversible. En voyage par exemple, on renoue avec son instinct, ses intuitions. On apprend à écouter la musique et lire la poésie du monde, on s’attache à ses rêves et aux fulgurances de la pensée… Au fil du temps, ces phénomènes deviennent nos guides infaillibles.

Vous vous rappelez l’incident survenu en mer juste après mon départ de Polynésie française ? La rupture de l’étai qui aurait pu faire démâter mon bateau et me conduire au naufrage ? Eh bien, le mât a tenu grâce à un étai de trinquette que j’avais installé à Buenos Aires après avoir rêvé justement d’un incident de ce genre…

Par-dessus tout, je crois que le changement le plus significatif qui s’opère chez le voyageur au long cours issu d’une société industrialisée, il le doit au contact permanent avec les splendeurs de la nature. Il finit par développer une extrême sensibilité à la beauté et une intolérance viscérale à la laideur. Cette hypersensibilité est, à mon sens, le meilleur rempart contre les horreurs de l’industrie.

Amis samoans, n’allez plus travailler dans ces monstrueuses zones industrielles qui corrompent votre idéal de beauté ! Amis étudiants, sortez de vos horribles bâtiments scolaires et allez tirer vos enseignements des merveilles de la nature !

Bon… Je sens que je m’égare sur les traces de Stevenson ! En allant visiter sa maison transformée en musée, en escaladant le mont Vaea où se trouve sa dernière demeure, en me promenant sur cette île au pouvoir enchanteur, je suis devenu, comme lui, obsédé par la Beauté. Il y a 130 ans, Stevenson avait tenté de nous faire ressentir les dangers de l’industrie (à l’époque celle de l’ananas en boîte !) sur la société samoane. Celle-ci y a malgré tout succombé. Et nous, les papalagui à qui il destinait ses livres, nous continuons à envahir le monde de nos industries. Combat perdu, alors ? Pas totalement puisque ses livres m’ont inspiré, moi qui, dans ce récit de voyage, tente d’entretenir la flamme de ce combat universel.

A mes amis Bamakois.


Le 17 mars à Marseille, s’est tenu le forum Europe-Afrique sur le thème : métropoles européennes et africaines, les actrices de la relance mondiale. Étaient présents le ministre français du commerce extérieur, les responsables de la métropole Aix- Marseille, quelques grandes entreprises européennes désireuses d’accroitre leurs activités en Afrique, et quelques responsables politiques africains venus exposer leurs besoins.

Il faut savoir que la taille des capitales africaines double en moyenne tous les dix ans. Beaucoup de villes africaines dépasseront les dix millions d’habitants avant la fin de la décennie. Sur ce marché prometteur qui consiste à équiper les grandes métropoles africaines, les entreprises européennes, autrefois en position de quasi-monopole, sont à présent en concurrence avec le reste du monde. Comment rester attractives face à des concurrents qui cassent les prix et améliorent sans cesse leurs services ? Voilà un des défis que ce forum veut relever. Défi d’autant plus colossal que l’Europe n’a pas apporté aux capitales africaines une évolution particulièrement remarquable ces vingt-cinq dernières années.
Je peux vous en parler, j’étais aux premières loges.

Je me suis installé à Bamako, capitale du Mali, à la fin des années 90. À cette époque, Bamako était surnommée « la coquette », tant la ville était agréable à vivre. À pied, en vélo, en charrette, en bus ou en voiture, nous nous déplacions avec aisance. Les terrasses des cafés donnaient sur la rue où nous prenions plaisir à contempler le fabuleux spectacle propre aux villes africaines. Un brouhaha composé des différentes langues du Mali et les savoureuses odeurs des marchandises affluant des quatre coins du pays s’invitaient à nos sens en alerte.

À cette époque, je partageais mon temps entre Paris et Bamako. Paris, sous l’impulsion de son nouveau maire, Bertrand Delanoé, commençait à limiter l’usage de la voiture au centre-ville. Les trois voies se transformaient en une voie pour les voitures particulières, une voie pour les transports en commun et le reste pour les vélos et les piétons. Les trottoirs s’élargissaient, on plantait une deuxième rangée d’arbres sur les grands boulevards. Dans toute l’Europe, les grandes agglomérations transformaient leur centre-ville en zone piétonnière.

Au début des années 50, de gigantesques chantiers avaient été entrepris pour faire passer les automobiles au cœur de nos villes. De non moins gigantesques travaux furent nécessaires cinquante ans plus tard pour les en chasser. Pour expliquer ce manque de vision – qualité que l’on est en droit d’attendre des décideurs politiques –, nous pouvons aisément supposer que, déjà à l’époque, les grands industriels influencèrent, trompèrent ou forcèrent la main des politiques afin de faire tourner leurs usines. Car c’est là un des pires maux de l’Occident. L’industrialisation, qui a sorti un temps l’humanité de sa « misère », semble vouée à l’y faire replonger aussi vite.
Enfin, malgré les pressions continues des industriels, la gêne occasionnée par les bagnoles en centre-ville était telle (pollution sonore, atmosphérique et visuelle, gaspillage de temps, d’argent et d’énergie) qu’elle finit par convaincre les politiques de faire marche arrière.

C’est à peu près à ce moment-là que les industriels jetèrent leur dévolu sur les capitales africaines, avec la redoutable efficacité qu’il faut bien leur reconnaître. Tandis que Paris réduisait ses grands boulevards de 3 à 1 voie, Bamako élargissait ses rues de 1 à 3 voies. En moins de deux décennies, Bamako « la coquette » devint une des capitales les plus embouteillées et polluées du monde. On coupa les arbres centenaires pour agrandir les routes, on construisit de gigantesques échangeurs afin de ne laisser aucune chance aux piétons et aux cyclistes. Ils avaient disparu depuis longtemps, mais sait-on jamais… Les cafés n’ont plus de terrasses en plein air, car l’air est devenu irrespirable, le bruit des moteurs couvre les voix des hommes et l’on ne sent plus que l’odeur des gaz d’échappement.

À la fin des années 90, les capitales européennes auraient pu faire bénéficier les capitales africaines de leur expérience et leur éviter ainsi une perte de temps, d’argent, et tous les problèmes de santé engendrés par la pollution. Malheureusement, l’Europe a préféré exporter ses vieilles recettes périmées. Quant aux Africains des villes, ils se sont engouffrés dans la « modernité » sans aucune prudence, comme s’il s’agissait pour eux de rattraper un retard.

Il faut reconnaître que la terminologie qui caractérise les rapports entre l’Europe et l’Afrique depuis le début de l’ère industrielle est édifiante. L’une serait développée, l’autre sous-développée, l’une serait plus avancée, l’autre moins avancée… Le discours est si bien rodé, et depuis si longtemps, que beaucoup d’Africains s’y sont laissé prendre. Car les médias qui prédominent en Afrique sont toujours les médias occidentaux. Tout naturellement, ceux-ci propagent une vision unilatérale du monde, un véritable scénario hollywoodien où l’Europe serait un paradis et l’Afrique un enfer. Ce scénario rassure les Européens sur leur mode de vie autant qu’il contribue à l’émigration massive des jeunes Africains vers l’Europe.

Pour vous faire sentir à quel point ce scénario véhiculé par les médias européens est pitoyable, je continue mon histoire.
La capitale Bamako étant devenue trop polluée à mon goût, je me suis installé en brousse il y a une quinzaine d’années. Le village où j’habite désormais ne possède aucune infrastructure : pas de route carrossable, pas d’eau courante, pas de réseau électrique, pas de décharge… Ce n’est pas pour autant que cette société est moins évoluée que la nôtre. Sur certains plans, elle est même largement en avance !
Son mode de vie est durable, objectif que nous ne sommes pas près d’atteindre. Les erreurs monumentales que nous commettons en Europe, poussés par nos puissantes industries, ne pourraient pas se produire ici. Pour ces sociétés qui ont su conservé leur tradition orale, le pire fléau auquel l’humanité pourrait être confrontée serait la perte de la parole juste. Un monde où l’on pourrait dire tout et n’importe quoi sans être impitoyablement mis au ban de la communauté est un monde qui court à sa perte… Qu’il serait bon que nos politiques, nos industriels et nos journalistes fassent un stage en immersion totale dans ce village !

Les sociétés industrialisées ne sont pas en avance sur les autres parce qu’elles se sont imposées plus par l’hypocrisie que par la ruse. Or l’hypocrisie contrairement à la ruse n’est pas un facteur d’évolution pour l’humanité. 
En revanche, l’hypocrisie, elle, est en perpétuelle évolution dans le langage des industriels. Ils ne parlent plus d’« aide au développement », les africains sont à présent élevés au rang de partenaires. Aujourd’hui, ils préfèrent parler de « partenariat gagnant-gagnant ». Ce qui laisse entendre qu’ils conçoivent aussi des partenariats gagnant-perdant…  

Aujourd’hui les Africains se tournent plus volontiers vers de nouveaux partenaires parce qu’ils ne font plus tout à fait confiance aux Européens. Comment faire confiance à une civilisation qui est capable de défigurer des villes millénaires pour, à peine cinquante ans plus tard, faire marche arrière ? C’est déjà assez déroutant qu’elle ait toujours confiance en elle-même ! Comment faire confiance à des partenaires qui reproduisent en Afrique les erreurs qu’ils ont précédemment commises chez eux ? 
Quelles sont les prochaines solutions que l’Europe proposera à l’Afrique ? Va-t-elle l’inciter à industrialiser l’agriculture et à intensifier l’élevage ? Ces tragiques erreurs que nous avons commises en Europe et dont nous comprenons les conséquences depuis au moins deux décennies ? D’ailleurs, nous observons dans ce domaine le même scénario qu’avec l’automobile : cinquante ans après, malgré la pression constante des lobbies industriels, nous faisons machine arrière…

Les Africains ne trouveront certainement pas plus leur Graal avec leurs nouveaux partenaires qu’avec les Européens. Mais c’est là l’étape indispensable pour parvenir à cette conclusion : l’Afrique est si particulière qu’aucune solution importée ne pourra lui convenir. Elle doit tracer sa propre voie.

Ce forum Europe-Afrique se résuma à un grand raout de businessmen où le mot « milliard » était dans toutes les bouches. La palme revenant à Franck Riester, le ministre du commerce extérieur français, qui avança le chiffre de soixante-dix mille milliards d’euros pour équiper les métropoles d’ici 2100 ! 
Érections dans l’assistance, composée en majorité d’hommes. 
– Vous vous rendez compte ? Soixante-dix mille milliards ! , insista-t-il de peur que nous n’ayons pas assez d’imagination pour visualiser la somme.

Face à de tels visionnaires, je pense qu’un forum Afrique-Europe dans mon petit village au large de Bamako ne serait pas du luxe pour laisser une chance à l’humanité.

Marseille, le 27 mars 2022

Aquarelle Agnes Morel, Tahiti

À mesure que nous avions approché la terre,
les insulaires avaient environné les navires…
Tous venaient en criant « tayo », qui veut dire ami,
et en nous donnant mille témoignages d’amitié…

Arrivée de La Boudeuse et de L’Étoile à Tahiti le 7 avril 1768.
Extrait du Voyage autour du monde de Bougainville

Malgré l’envoûtante atmosphère des Tuamotu, la solitude, qui ne cessait de me poursuivre depuis ma traversée du Pacifique et m’avait un temps oublié aux Marquises, me rattrapa. J’appareillai pour Tahiti.
« Tahiti ! Perle du Pacifique ! le monde entier connaît ton nom chantant ! Tu es la plus grande, la plus haute, la plus peuplée et la plus riche des îles polynésiennes ! Il y a deux cent cinquante ans, plus que toute autre, tu as su séduire Cook et Bougainville. » Ils y trouvèrent une population splendide, accueillante et joyeuse en diable, de la nourriture et de l’eau douce à profusion. Tahiti symbolisait pour eux le bonheur et la douceur de vivre.

Après trois jours de navigation, j’arrivai au petit matin dans le port de Papeete. Des navires à grande vitesse fonçaient vers les îles, des avions frôlaient le haut du mât, des vedettes et des jet skis zigzaguaient dans les eaux du lagon. Ma VHF, après des mois de silence, crachait en permanence. Bon Dieu, quelle activité ! Le monde moderne tournait à plein régime autour de nous, mon bateau et moi, et nous enivrait comme un manège fou ! Je me rendis compte que cette ivresse m’avait manqué. Marre de la solitude des longues navigations et des mouillages dans les atolls déserts, j’avais besoin d’un véritable bain d’humanité, aussi trépidante fût-elle !

J’eus la chance de trouver une place à la marina Taina – la plus belle du Pacifique m’apprit son manager avant d’annoncer les tarifs – et j’accostai à un ponton pour la première fois depuis mon départ du Chili.
Je sautai à quai quelques minutes plus tard. À moi Tahiti et toutes ses merveilles !
Eh bien, quelle surprise de redécouvrir, deux siècles et demi plus tard, une société – un mélange de Polynésiens, Français et Chinois – toujours aussi accueillante et joyeuse ! Ici, le tutoiement est de mise. Pour qui est habitué au vouvoiement de prime abord, cela détend remarquablement l’atmosphère. D’entrée de jeu, le tutoiement suggère de nouer une relation sentimentale, le vouvoiement une relation sociale. Il s’agit là de deux cultures distinctes qu’un monde sépare. À Tahiti comme partout ailleurs en Polynésie, on se salue d’un « la ora na » dès que l’on se croise, et quand on a besoin d’un renseignement, il est aussi rare de tomber sur un type désagréable ici que sur son contraire à Paris.

La nature est bien préservée grâce à aux vastes espaces inhabités, aux vallées escarpées et leurs hautes crêtes couvertes d’une végétation luxuriante. Une barrière de corail enserre l’île et abrite un immense lagon aux eaux turquoise. Depuis les hauteurs, on distingue des vagues de rêve dérouler leurs blancs rouleaux dans les passes de Taapuna et de Teahupo’o.

Il y a aussi, bien sûr, quelques aspects moins idylliques qui sautent immanquablement aux yeux d’un observateur objectif. L’urbanisation s’est faite sans vision d’ensemble ni anticipation. Les urbanistes, s’il y en eut jamais à Tahiti, ont réussi l’exploit d’éradiquer les piétons et les cyclistes pour laisser la place aux embouteillages. Un véritable tour de force sur une île aussi bucolique. De plus, les propriétés privées rendent les bords du lagon inaccessibles aux promeneurs. Cependant, je crois que ce qui attristerait sans doute le plus Cook et Bougainville, c’est de voir que la splendeur des Hommes n’a pas résisté aux siècles. Si les métissages entre Blancs, Chinois et Polynésiens sont plutôt réussis – tous les autochtones sont de sang mêlé, preuve de l’excellent accueil qui est réservé aux étrangers –, une bonne partie de la population est obèse et diabétique, et ce, dès le plus jeune âge. Ce sont les conséquences de l’introduction dans l’alimentation des autochtones de la bouffe industrielle qui favorise sciemment les addictions, notamment aux sucres. Les grandes enseignes comme Carrefour, Mac Donald et Coca-Cola, très présentes sur l’île, ne sont pas étrangères à ce fléau. Je trouve assez surprenant que les Polynésiens, si révoltés par les conséquences sanitaires des essais nucléaires, laissent prospérer sur leur sol – leur si cher fenua – des entreprises qui les contaminent. Leur faudra-t-il encore trente ans pour ériger un monument à la mémoire de ces nouvelles victimes ?
Et puis il y a aussi la drogue qui rôde à la sortie des collèges et des lycées. Je ne parle pas du pakalolo – l’herbe qui fait bêtement rigoler –, mais de la ICE, une drogue de synthèse qui rend fou. Cependant, faut-il s’étonner, dans une société qui laisse prospérer des entreprises aussi criminelles, de voir les adolescents sombrer dans la drogue ? L’adolescent, connu pour ses réflexions transcendantales et voulant se rendre maître de son destin, choisit de se détruire lui-même !

Cela dit, splendide ou pas, la population tahitienne est très attachante, une douceur de vivre et une bonne humeur communicative règnent à Tahiti, et rares sont les popaa – les étrangers – qui ont envie d’en repartir. Ce ne sont là que de premières impressions, mais toujours intéressantes à consigner, comme le furent celles des premiers explorateurs.

Tahiti est une étape incontournable pour tous les navigateurs qui doivent réparer leur bateau. On y trouve beaucoup de matériel et de bons techniciens. C’est une des raisons pour lesquelles les marinas sont pleines et le lagon encombré de centaines de voiliers au mouillage.
Mon fier navire aspirait à quelques entretiens. Ma dernière escale technique remontait à Buenos Aires – deux ans auparavant –, et Dieu sait où et quand aurait lieu la prochaine. Cependant, après ces mois en mer, je voulais d’abord prendre un peu de bon temps. J’installai mon QG à la terrasse du Casa Bianca, l’incontournable bar-restaurant de la marina. Une happy hour démarrait tous les jours à 16 heures, qui vous transformait rapidement en happy customer ! Une population très cosmopolite fréquentait ce lieu, et si l’on avait quelques chances d’apercevoir des marins célèbres, comme Kersauson, Poupon ou Lamazou – la fine équipe de Tabarly –, j’espérais surtout y voir débarquer de belles Tahitiennes. Hélas, elles étaient trop peu nombreuses, ou alors très jeunes et systématiquement entourées d’un service de sécurité familial – de solides gaillards, certes en surpoids, mais suffisamment dissuasifs, même pour un marin égayé. Bon Dieu, pourquoi les belles quadras célibataires s’entassent-elles autant dans les capitales et si peu dans ces coins magnifiques ?!
En fin de soirée, je me laissais parfois entraîner dans les bars de Papeete. Je tiens à informer les marins moins expérimentés que les bars de nuit à Papeete sont aussi dangereux qu’une traversée de la mer du Nord en plein brouillard. Il est impossible, sous certains éclairages, de faire la différence entre une femme et un travesti – les fameux et innombrables Rae-Rae (prononcez réré) qui font partie de la culture polynésienne. Pour ne pas se tromper, il faut garder deux règles à l’esprit, aussi embrumé soit-il : une fille qui vous regarde est un travesti, et les filles seules n’existent pas !

Après une semaine passée à essayer de me rapprocher de mes semblables, je me mis en devoir de m’occuper de mon bateau. Je l’avais pour ainsi dire amarré à quai comme un cowboy attache son cheval à un poteau, pour se diriger droit vers le saloon. À présent, l’animal réclamait des soins. J’entrepris alors la tournée des magasins d’accastillage et des chantiers de marine de plaisance, de Papeete à Punaauia et de Papara à Taravao.
Je notai rapidement que les magasins étaient presque tous tenus par des Chinois – ou plutôt des autochtones de type asiatique –, et les chantiers par des Français – type caucasien. Quand je demandai à l’un d’eux pourquoi on voyait rarement des Polynésiens diriger des chantiers, il me répondit tout naturellement : « parce que les Polynésiens sont des jouisseurs de la vie ! »
Je trouvais cela injuste ! Cela sous-entendait-il que nous, les Blancs, n’étions pas des jouisseurs de la vie ?! Par conséquent, nous devrions consacrer notre vie au travail ? Pourquoi ne pourrions-nous pas jouir de la vie comme un Polynésien ? Ce ne serait que justice après tout ce que nos ancêtres ont enduré ! Après 1789, toutes nos conquêtes, les guerres mondiales et notre dévotion au progrès…
L’esprit en révolte, je me fis cette réflexion : est-ce que nous, les Blancs, nous ne nous serions pas trompés d’objectif dès 1789 ? Au lieu d’abattre l’aristocratie, ne fallait-il pas plutôt essayer de faire de tout homme un aristocrate ? Après tout, c’est là sa place dans la Création. Les Polynésiens l’ont bien compris, eux !

Le fait est que la société tahitienne semble avoir trouvé son équilibre en associant trois cultures qu’a priori tout oppose : l’occidentale, l’asiatique et la polynésienne. Par le métissage certes, mais aussi et surtout en s’appuyant sur les qualités propres à chacune d’elles. Voici, de façon très caricaturale, comment se répartissent les rôles : les Polynésiens, comme le décrit James Norman Hall, un célèbre écrivain américain qui s’installa à Tahiti en 1920, se font fort d’ignorer les préoccupations matérielles et les mesquineries qui en découlent, et cela même dans le plus complet dénuement ! Ce sont des aristocrates, voire des seigneurs pour ceux qui sont restés propriétaires fonciers. Ils accaparent le pouvoir politique – qu’ils estiment d’ailleurs leur revenir de droit – grâce à une relative autonomie concédée par la France.

Les Occidentaux, pour la plupart français, s’occupent de l’intendance. Techniciens, ingénieurs, profs, entrepreneurs, médecins… Ils sont chargés de tout ce qui requiert une formation technique et une forte conscience professionnelle, fruits d’un puissant formatage de l’esprit. Les Chinois, quant à eux, sont d’infatigables commerçants ! Sans conteste les plus riches de Polynésie. Pour cela, ils se tiennent derrière leur comptoir 12 heures par jour et 6 jours sur 7 et personne ne souhaite être à leur place !
Et le résultat est là : les magasins sont bien achalandés, tous les services techniques, les routes, les écoles, les hôpitaux… fonctionnent à merveille, et la vie garde malgré tout un côté agréable et insouciant comme on l’aime. Les Français affichent volontiers leur bonne humeur, et même les Chinois se montrent communicatifs ! Ils sont manifestement sous l’influence de l’esprit polynésien, le mana, à tel point que l’on se demande si, finalement, les conquérants n’ont pas été à leur tour conquis !
Depuis environ deux siècles, l’évolution de la société tahitienne semble démontrer qu’en associant les différentes cultures, tout comme cela se pratique en agriculture biologique, les faiblesses de chacune d’elles – la dangereuse insouciance des Polynésiens, la rationalité maladive des Occidentaux et la folie du commerce des Chinois – peuvent être neutralisées afin de produire un fruit magnifique.

Les travaux sur mon bateau se déroulèrent à merveille, comme les tapis dans le souk de Marrakech. Les pièces commandées arrivèrent le jour prévu, furent installées proprement et, en moins de deux semaines, mon bateau était de nouveau prêt à filer vers de nouveaux horizons. Mais les restrictions de voyage liées à la lutte contre le Covid m’obligèrent à temporiser. La route de l’Ouest, les îles Cook, Fidji, Salomon, la Papouasie et les Philippines, était toujours fermée aux navigateurs, bassement qualifiés de plaisanciers – pour ne pas dire plaisantins – par les administrations.
Je pris mon parti de caboter autour de Tahiti en restant à l’intérieur du lagon, n’empruntant les passes que lorsque le chenal devenait trop peu profond pour mon bateau. Je changeais de mouillage tous les jours, parcourant quelques miles entre deux escales. C’est ainsi, par la mer plutôt que par la terre, que les Polynésiens avaient coutume de se déplacer à l’époque des premiers explorateurs. Je les imagine en train de ramer en cadence sur leurs magnifiques Va’a – la pirogue à balancier –, les yeux éblouis par les couleurs resplendissantes du lagon, avec d’un côté le majestueux mont Orohana et, de l’autre, le fracas monumental des vagues sur la barrière de corail. Nul doute que cette perspective nourrissait l’imaginaire autrement que ce malodorant ruban de bitume ! Ce n’est pas un hasard si le Va’a est aujourd’hui le sport préféré des Tahitiens, mais probablement le signe d’une profonde nostalgie.

Une fois l’ancre jetée, je sautais dans mon annexe et faisais un petit tour à terre. Quelques habitations se devinaient dans la végétation et je m’attendais, en débarquant sur la plage, à faire une rencontre magique. Sans doute parce que je n’avais rien de précis à y faire, rien à visiter et que j’étais parfaitement disponible – open mind comme on dit. C’est dans cet état d’esprit particulier que je rencontrai José, un Français installé là depuis trois décennies, m’apprit-il dès nos premiers échanges. Sa maison – son faré plutôt – simple et belle, à l’ombre des grands banians, limitait sa prétention à ne pas faire tache dans le paysage. Preuve indiscutable d’une profonde sagesse.
Marié avec Marguerite, une Tahitienne que j’apercevais en train de se baigner dans le lagon et que j’avais tout d’abord confondue avec un hippopotame – elle était magnifique autrefois tint à préciser José –, il coulait là des jours heureux après avoir mené une vie bien remplie, comme la sérénité qui se dégageait de tout son être me le laissait supposer.
Nous eûmes l’intuition d’avoir l’un et l’autre trouvé quelqu’un avec qui parler. Vous qui vivez en société et causez comme vous respirez, pouvez-vous imaginer le bonheur que cela procure ?
Il m’invita à dîner le soir même. Je rentrai au bateau et revins quelques heures plus tard avec une bouteille de vieux rhum et deux cigares achetés une semaine plus tôt à la Cave de Tahiti. Sous les auspices de la divine Marguerite, nous nous installâmes sous la véranda, face au lagon qu’un rayon de lune éclairait. La nature diffusait une musique douce et variée qui rendait tout appareil sonore superflu.
Comme le voulaient les convenances, je commençai par lui raconter ce qui m’avait amené ici, depuis mon départ de Marseille quatre ans plus tôt. Je lui fis un récit sans fioritures, celles-ci viendraient plus tard, avec le cigare et le rhum…
Après le plat de résistance, un délicieux perroquet du lagon mariné au lait coco préparé dans la plus pure tradition tahitienne par l’excellente Marguerite, je rendis la parole à José. Il attendait visiblement cet instant depuis longtemps – des années peut être ? – et prit une profonde inspiration avant de commencer à me raconter comment, lui, était arrivé ici.

Aquarelle Agnes Morel, Tahiti

Par une forme de rébellion post soixante-huitarde, alors qu’il poursuivait des études supérieures à Paris, il avait tout quitté à l’âge de 20 ans avec l’ambition de devenir le plus magnifique « improductif » (dixit branleur) qui eût jamais traversé les océans… Il cassa sa tirelire, acheta un bateau qu’il ressuscita de l’état d’épave et prit le large en direction du Pacifique via le canal de Panama. Son projet ? Vivre ses rêves encore tout chauds sortis de l’enfance. Cependant – de cela il se rendit compte bien plus tard –, tout comme pour ses aînés de 68, cette révolution intérieure était vouée à l’échec. L’école, la société, la civilisation auxquelles il appartenait avaient déjà profondément formaté son esprit et transformé le monde. Après des années passées à vagabonder, fauché comme les blés, dans les différents archipels du Pacifique, son bateau avait fini par retourner à l’état où il l’avait trouvé. Il jeta définitivement l’ancre à Tahiti et épousa Marguerite, une Tahitienne pure souche, autrefois sublime, et heureuse propriétaire terrienne. Poussé par sa femme – qui connaissait manifestement les aptitudes particulières des Blancs en général et de celui-ci en particulier, il avait, en désespoir de cause, fini par créer une entreprise agricole. Cette entreprise avait connu un certain succès et avait employé jusqu’à cinquante personnes parmi les proches de Marguerite. Il attribuait ce succès au fait que son cerveau avait cette capacité à tout rationaliser. Une qualité dont il trouvait ses employés et amis polynésiens totalement dénués. Selon lui, les Polynésiens suivaient une logique désastreuse pour les affaires. Même pour les tâches les plus ingrates, ils n’envisageaient le travail que comme un jeu, dont le moindre n’était pas de se jouer de lui. Cela, vous en conviendrez, va à l’encontre de nos valeurs. Nous, nous travaillons d’abord et nous nous amusons ensuite. Pour toute organisation, ils raisonnaient toujours sur le plan de leur communauté. Ils considéraient d’ailleurs l’entreprise comme une famille… Cela ne lui plaisait pas, car on ne gérait pas une famille comme on gère une entreprise. Il était plus dur de renvoyer un fils qu’un employé. Et il trouvait que le mérite n’avait rien à voir avec l’ancienneté…
Or, dans les sociétés traditionnelles, le pouvoir est confié aux anciens ou aux dynasties. Cela comporte plusieurs avantages. On évite la précipitation qui est source systématique d’erreurs chez les jeunes – nous le constatons avec le gouvernement français actuel. Ensuite, on ne confie pas le pouvoir à ceux qui veulent le prendre –personne ne cherche à devenir vieux –, ce qui est, chers électeurs, une prudence élémentaire pour éviter de se faire blouser.

Au cours d’une petite pause où nous quittâmes la table pour nous installer dans de confortables fauteuils en rotin et prîmes le temps d’allumer nos cigares et de savourer ce bon vieux rhum de Tahiti, José reprit le cours de son récit :
« Il m’a fallu du temps pour comprendre que sans cette logique particulière, l’entreprise, conduite uniquement par mon esprit rationnel, serait devenue un de ces ogres condamnés à grossir indéfiniment, prisonniers du terrible dilemme : manger ou se faire manger.
Il faut se rendre à l’évidence : il y a une faille dans notre intelligence. Rares sont les Occidentaux à l’accepter et à en tirer les conséquences. Ils pensent toujours qu’il leur suffit de bien réfléchir pour régler tous les problèmes. Cependant, quand on voit les dérives des grandes entreprises conduites par des hommes considérés comme intelligents, un simple raisonnement par l’absurde nous permet de conclure qu’on doit ces dérives à une forme évidente de bêtise.
L’homme, pour s’en sortir, ne peut compter que sur son intelligence. Je ne reviendrai pas là-dessus. Je suis moi aussi un passionné de science. Mais j’ai fini par comprendre que la structure de notre cerveau a un problème – conséquence probable du puissant formatage qu’il a subi pour devenir rationnel. Ce n’est donc pas sur lui qu’il faut compter pour corriger le tir, mais sur des cerveaux qui fonctionnent autrement et qui n’ont pas subi le même formatage… »

Laissant la nuit digérer ses propos – et je pense qu’elle n’aura pas eu trop de ses douze heures pour cela –, je tirai quelques bouffées de cigare… Puis je demandai à José ce qu’il était advenu de son entreprise.
« Je l’ai confiée à mes enfants, répondit-il. De par leur éducation mixte, polynésienne et française, et leur léger bagage technique – un lycée agricole où ils séchaient les cours pour aller surfer – ils parviennent tant bien que mal à la faire vivre. Mais les rêves d’expansion sont bel et bien abandonnés. Quant à moi, à défaut d’être devenu un grand entrepreneur, me dit-il avec un sourire satisfait, je réussis, après bien des détours, à atteindre mon premier objectif, mon rêve de jeunesse : devenir un authentique jouisseur de la vie ! »

 

… se touchant le crâne, en criant « J’ai trouvé ! »
La bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s’est mise à frapper les cieux d’alignement,
Chasser les dieux du firmament.

Le grand Pan, Georges Brassens

 

Un matin, j’entendis un air que je connaissais bien. Ce petit air qui pénètre à pas feutrés dans votre esprit, votre cœur, vos veines, et qui vous invite à mettre les voiles sans tarder. Son nom : l’appel du large.

Quelques heures plus tard, j’informai Teiki de mon départ prochain. Il ne s’en étonna pas et ne fit pas mine de me retenir.Au contraire, il décida sur-le-champ d’organiser une fête à tout casser !

« Tu ne pourras partir qu’après avoir dit au revoir à tout le monde : les amis, la famille et les dieux », me prévint-il.

Pour cela, il allait lancer les invitations pour le week-end suivant. En prévision du festin, nous allâmes tuer un cochon et quelques chèvres dans les montagnes. La famille viendrait en bateau avec les boissons… Ça promettait !

Tout en préparant mon départ prochain, je m’étonnais qu’un peuple qui ne voyage presque jamais en dehors de son archipel, un peuple si éloigné des routes fréquentées – qui sait parfaitement qu’un voyageur qui part n’a que très peu de chances de repasser un jour – eût tant à cœur de vous laisser un souvenir impérissable.

Par pudeur, je ne posai pas de question. Cependant, j’imagine que ces populations ont, tout autant qu’un voyageur de mon espèce, l’ambition d’être au monde, de s’y abreuver autant que de l’irriguer.

Bonne technique ! pensai-je. Pas besoin de se fatiguer à bourlinguer, pas besoin d’affronter tempête et solitude pour marquer son empreinte sur le monde. Il leur suffisait de marquer mon esprit pour m’accompagner dans tous mes voyages. Et le fait est que ça marche puisque me voici en train d’essayer d’insuffler l’âme marquisienne à mes lecteurs.

La fête à laquelle participèrent une centaine de personnes, toutes générations confondues, dura 48 heures et une quantité absolument phénoménale d’alcool fut engloutie. Face à de tels estomacs, je compris que je n’avais été jusque-là qu’un buveur du dimanche ! Des rires, des larmes, quelques petites échauffourées vite oubliées rythmèrent les fréquents effondrements pour cause de siestes impromptues.

Ces gars-là sont décidément les plus gros fêtards de la terre ! No limit ! Mais la fête, la vraie fête, pour tous les peuples du monde, n’est pas qu’un divertissement, elle a une fonction sacrée : celle de lier à vie les participants.

C’est avec un sérieux mal de crâne que je levai l’ancre le lundi matin. Mon seul désir était d’aller dormir dès que les voiles seraient réglées et le cap mis sur les paisibles atolls des Tuamotu situés à quatre jours de mer au vent portant. Cela me laisserait le temps de récupérer. Mon cher bateau, mon beau vaisseau, je te laisse seul nous conduire vers de nouveaux horizons…

Il faut avouer que la navigation sous ces latitudes est en général de tout repos. À mon avis, le plus grand danger que l’on court à naviguer sous les tropiques est le ramollissement ! Et tout en m’effondrant sur ma couchette, je commençai à me méfier d’un réveil trop brutal…

L’archipel des Tuamotu se trouve entre les Marquises et Tahiti. Il est constitué d’un chapelet d’atolls – 76 en tout,dispersés sur une bande de 1 700 km de long –, sur lesquels ne vivent que quelques milliers d’habitants. La plupart de ces atolls sont déserts ou presque déserts.

Un atoll est constitué d’une barrière de corail en forme d’anneau entourant un lagon. La barrière est tour à tourimmergée et émergente, grâce à une accumulation de débris de corail et de sable sur lesquels les cocotiers prospèrent. Leur point culminant n’excède pas deux mètres si l’on exclut les cocotiers.

Passant près d’un de ces atolls, j’entendis le formidable grondement des vagues se fracassant sur la barrière de corail. Quand il n’y a pas de végétation, l’effet est saisissant, car on ne voit rien d’autre qu’un long rideau d’écume explosant au milieu du Pacifique.

Sur certains atolls, une ou plusieurs passes permettentd’accéder au lagon intérieur en bateau. Les passes sont de véritables parcs d’attractions où se retrouvent les grands poissons gris du large, requins, dauphins et les petits poissons bariolés du lagon, poissons-perroquets, poissons-anges, poissons-papillons… Les hommes, quand il y en a, s’installent sur ses berges. Les mouvements des marées créent de forts courants entrants ou sortants dans lesquels aime à jouer tout ce beau monde. Ce sont de hauts lieux pour la plongée sous-marine, la pêche et le surf.

Je décidai d’emprunter l’une d’elles et d’aller mouiller dans les eaux calmes du lagon, sous le vent des cocotiers. Je jetai l’ancre par dix mètres de fond dans une eau turquoise propre aux fonds sableux, à bonne distance des patates de corail où ma chaine aurait pu se coincer. Aucune trace de présence humaine, aucun bateau à l’horizon, l’atoll était d’une pureté éblouissante. Je songeai que durant ces mois de navigation en Polynésie française, je n’avais pas croisé de chalutiers, nid’autres gros pollueurs des mers, ni ces bateaux de pêche asiatiques qui massacrent tout. Les eaux territoriales polynésiennes sont bien protégées, et je pense que l’on peut remercier la marine française pour cela.

Ces lagons constituent incontestablement les plus beaux « aquariums » naturels du monde. L’avantage est que dans ceux-ci, la place de l’homme n’est pas derrière la vitre mais à l’intérieur. Pendant ces journées au mouillage, j’avais du mal à comprendre pourquoi les religions s’attachent à dire que Dieu est invisible, alors que je l’avais là, sous mes yeux…

Tous les matins au réveil, je plongeais dans l’eau cristalline. Je voyais mon ombre se détacher sur le fond de sable blanc, à côté de celle de mon bateau qui ressemblait à une grosse baleine. J’avais la délicieuse impression d’être en apesanteur. Un gros poisson aux doux yeux globuleux et à la bouche lippue m’attendait. Il venait tout à côté de moi pour que je lui caresse les flancs, comme un gros chat. Ce que je m’empressai de faire. Sa peau était à la fois douce et visqueuse. Pourquoi diable, alors qu’il a un si bon caractère, l’avoir appelé Napoléon ? Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir été affublé d’un nom martial. On trouve dans ce paisible lagon des poissons-empereurs, des poissons-soldats, des poissons-sergents-majors, des poissons-gendarmes… C’est peut-être dû au fait que les premières explorations scientifiques ont été conduites par des militaires. Les naturalistes, submergés par une si grande variété de poissons, leur en ont laissé quelques-uns à baptiser.

Il semble que Darwin se soit trompé en affirmant que les atolls étaient d’anciens volcans dont le cratère s’est effondré. Depuis 2020, les scientifiques affirment que c’est l’acidité des pluies qui aurait fait fondre les terres émergées. Seule la vie sous-marine, dont le corail, aurait subsisté à ces terribles pluies acides. Est-ce là l’explication définitive de la formation de ces atolls ? Impossible à dire.

S’il me plaisait à moi d’imaginer que ces îles ont choisi leur destinée ? Que, harassées par le soleil, le vent et les vagues, les espèces animales, végétales et minérales se soient associées pour vivre à l’abri sous la mer ? Si Noé avait construit un sous-marin plutôt qu’une Arche…

Ou que nous ayons là un continent et une civilisation engloutis, comme cette Atlantide dont on parlait dans la Grèce antique ? Où les hommes seraient redevenus poissons, ce qui pourrait expliquer l’attitude si familière de ce poisson-napoléon…

Nul doute que les scientifiques me traiteraient de fou ou d’ignorant. Et pourtant… la science se trompe souvent, la poésie jamais.

Selon les scientifiques, notre monde serait né d’une formidable explosion, un Big Bang, laissant le champ libre à Darwin pour nous détailler la suite des événements, jusqu’à la formation de cet atoll. Mais pour le voyageur intersidéral – cousin du navigateur –, le Big Bang n’est qu’une note parmi d’autres dans la symphonie de l’univers, car la poésie existait avant.

Le navigateur est bien souvent pris entre ces deux univers, l’un poétique et l’autre scientifique. Son bateau est une merveille de technologie et la maîtrise de ces outils facilite grandement sa navigation. Mais le but de son voyage est poétique. Et s’il veut faire un beau et grand voyage, il doit bien faire attention de ne pas laisser l’un déborder sur l’autre.

La science, se nourrissant de l’observation du monde, établit des systèmes volontairement simplifiés afin de pouvoir y définir des lois et de mettre au point des techniques. La science modélise l’univers, elle ne peut donc pas en donner l’explication. Mais pour le plus grand malheur de notre civilisation, elle a fini par prendre le pas sur la poésie.

Voilà, cher lecteur, un des grands problèmes de la solitude totale : notre esprit se met à divaguer et rien ni personne ne peut l’arrêter !

À quelques dizaines de miles au nord, il y avait un petit village d’une centaine d’habitants. J’y allais de temps en temps pour faire quelques courses et voir du monde. C’était une navigation éprouvante à réaliser en solitaire, car les fonds du lagon n’étant pas hydrographiés, je devais ouvrir l’œil pour éviter les patates de corail. Et quand elles étaient trop nombreuses, je courais en permanence de l’avant à l’arrière du bateau pour les surveiller et reprendre la barre. Cette navigation ne pouvait se faire qu’entre 9 heures et 16 heures, lorsque le soleil était suffisamment haut dans le ciel. Ses puissants rayons faisaient alors briller les eaux du lagon de mille couleurs, révélatrices de ses fonds. Mais ils étaient absolument sans pitié pour les pauvres mammifères terrestres, capables de les assommer en quelques minutes ! Véritablement, dans ces atolls, la vie sur terre est un exil, la terre promise est sous la mer.

Les Paumotu – ainsi désigne-t-on les habitants des Tuamotu –, sont d’une amabilité et d’une politesse exquises. Néanmoins, j’avais la nette sensation que nous ne vivions pas dans le même espace-temps, comme s’ils avaient raté un train et ne savaient pas quand passerait le suivant. Ils vivaient à deux à l’heure, et encore… en vitesse de pointe, lorsqu’ils risquaient d’être en retard à la messe !
Au cours de mes promenades dans le village, les habitants me saluaient d’un petit geste de la main et d’un gentil la ora na lancés depuis leur véranda où ils se prélassaient à longueur de journée. Cependant les rencontres demeuraient rares. Bien que je ne sois pas le plus pressé des touristes, je devais passer encore trop rapidement à leur goût. Un jour, je remarquai un étal accolé à une maison où étaient exposés des colliers de coquillages. Une pancarte indiquait « Bienvenue chez Madame Soleil ». Une ventripotente grand-mère sommeillait sur un lit derrière le comptoir. S’agissait-il de Madame Soleil ? Je tentai timidement de l’appeler par ce nom. Effectivement, c’était bien elle. Elle se retourna vers moi et un sourire illumina son visage rayonnant. Nous étions en juin et je devais être son premier client de l’année.

Tout en lui expliquant ce qui m’amenait dans cette belle région, je jetai un œil sur ses colliers. Ils étaient composés de dizaines de coquillages différents, superbement agencés suivant leur forme et leur couleur. 

– Combien pour celui-là ? demandai-je en tendant un lourd et long collier de coquillages dans les tons roses.

– Les gros colliers sont à 1 000 francs et les petits à 500 francs, me dit-elle. Celui-ci est un gros, il est à 1 000 francs, s’excusait-elle. Je sentais qu’elle craignait que je ne trouve ça trop cher.

Mon esprit, incurablement rationnel, se mit à faire des calculs : 1 000 francs Pacifique, cela fait 9 euros : ce qui en France représente 1 heure de travail. Or nous étions en France et ce collier, outre les fournitures, nécessitait au moins une heure de montage.

Je lui demandai alors où elle achetait ses coquillages. Elle me répondit qu’elle les collectait elle-même sur la plage. J’avais du mal à l’imaginer pouvoir faire, compte tenu de son âge etde son poids, un travail aussi harassant, mais elle m’expliqua quelle aimait marcher au bord du lagon, les pensées perdues dans la recherche de coquillages. C’était son passe-temps favori… Comme d’autres aiment jouer aux cartes ou à la pétanque. Décemment, devait-elle se dire, elle ne pouvait pas facturer ce travail qui n’en était pas un !

Une fois rentrée chez elle, elle occupait les chauds après-midià classer ses coquillages par taille et par couleur. Là encore, ce passe-temps n’entrait pas dans ses calculs de coût. Finalement, elle ne facturait que le montage.

C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui un « business model »catastrophique !

Cela fait des décennies que l’analyse froide et rationnelle des coûts de production, les techniques d’optimisation du profit se sont chargés d’éradiquer ce genre de commerce de la surface de la Terre.

De toute la surface ? Non ! Sur cet atoll perdu des Tuamotu, une poignée d’irréductibles ignorent toujours cette science redoutable. Les rencontrer me fit l effet bouffée d oxygène !

Voici la terre Tahiti. Mais où sont les hommes qui la peuplent ?
Ceux-ci… Ceux-là… Des hommes Maori ?
Je ne les connais plus : ils ont changé de peau. 
Victor Segalen, Les immémoriaux, 1907.

Après une semaine de navigation, l’île de Hiva-Oa était en vue. Arriver aux îles Marquises, pour un voyageur, c’est comme atteindre la terre promise. Tant de légendes les précèdent. Vraies ou fausses, qu’importe, puisque c’est le rêve qui nous y a conduits. Et le rêve, en dilatant notre cœur et notre esprit, engendre l’aventure fantastique.

Mais attention, l’aventure fantastique peut tourner court quand on n’y prend pas garde, ce qui arrive fréquemment aux simples touristes. Si, par exemple, sitôt débarqué à Hiva-Oa, vous demandez à voir la tombe de Brel et le musée Gauguin, sachez que leur seule évocation exaspère les Marquisiens. C’est un peu comme si on vous parlait de Neymar et Mbappé quand vous vous annoncez de Paris. 

Pour visiter les Marquises en évitant les écueils touristiques et découvrir cette étonnante civilisation, il n’y a rien de mieux que le voilier. Les douze îles de l’archipel sont distantes l’une de l’autre d’une journée de navigation tout au plus. Ces îles sont montagneuses et sillonnées de profondes vallées dont la plupart ne sont accessibles qu’à pied ou en bateau. 
Caboter au rythme du soleil et des alizés, d’une île à l’autre, d’une vallée à l’autre, jeter son ancre dans une crique entourée de pitons vertigineux, accoster sur une plage déserte bordée de cocotiers… Vous y êtes ? Vous ressentez une immense sérénité vous envahir ? Le monde extérieur n’est plus qu’un brouhaha qui s’amenuise au fil des jours. Des jours que l’on ne compte plus. « Bienvenue dans l’éternité, reste ici le temps qu’il te plaira. À terre, tu trouveras de l’eau douce et des fruits, de l’ombre et de la fraîcheur, semblent dire les dieux.
Ils auraient pu ajouter : « Et des hommes, s’il en reste ! » si ce genre d’humour leur était permis…

Désertes, ces vallées ne l’ont pas toujours été. Il y a deux siècles à peine vivaient ici des tribus de plusieurs milliers de personnes. En 1773, le capitaine Cook estimait à 100 000 le nombre de Marquisiens. Ces tribus se faisaient continuellement la guerre et avaient pour coutume de manger les guerriers vaincus. En 1842, l’année où la France annexa les Marquises par l’entremise de l’amiral Du Petit-Thouars, Herman Melville déserta le navire baleinier sur lequel il travaillait et fut fait prisonnier par la tribu des Taïpis, sur l’île de Nuku-Hiva. Il s’attendait à passer à la casserole, mais ses ravisseurs préférèrent le revendre à autre navire. Les Taïpis ne goûtèrent pas Melville tandis qu’on le dévore aujourd’hui !

Les navires commencèrent à affluer après le passage de Cook, les échanges s’intensifièrent, dont les Marquisiens furent les grands perdants. Au contact des Blancs, ils faillirent disparaître. Ils n’étaient plus que 2 200 en 1930 ! Le contact brutal avec notre civilisation – si l’on considère que les marins de l’époque étaient civilisés – a provoqué aux Marquises le plus grand ethnocide de tout le Pacifique. Lèpre, variole, syphilis, tuberculose… ainsi que l’alcool de mauvaise qualité apporté par les navires ont fait leur part du travail, mais cela n’explique pas une telle hécatombe, selon le rapport que fit M. Clavel à la Société d’anthropologie de Paris, en 1884. « Chacune des causes invoquées précédemment (maladies, mauvais alcool…) n’est pas suffisante à elle seule pour expliquer la disparition si prompte des peuplades polynésiennes en général et des marquisiennes en particulier. Nous pensons que par le fait même de l’arrivée des Européens, la suppression brusque d’habitudes invétérées a déterminé l’abâtardissement des naturels qui se sont ainsi trouvés dans des conditions d’opportunité morbides… Je crois pour ma part que ce changement subit d’existence sauvage, cette domestication si l’on peut dire, et le désœuvrement, l’inaction relative qui en ont été les conséquences sont les véritables raisons de la décadence des Marquisiens. »

Comme faits intéressants que révèle l’enquête sur le terrain, l’anthropologue M. Clavel avait remarqué que les Marquisiens, malgré leur décadence (on reviendra sur ce concept), conservaient des aptitudes physiques nettement supérieures à celles des Occidentaux. Quant à leur consommation d’alcool, il notait que ce n’étaient que des ivrognes d’occasion et non des alcooliques chroniques – comme on en voit fréquemment en France –, et qu’ils l’étaient déjà avant l’arrivée des Européens à cause de leur kava, une boisson fermentée dont ils faisaient une consommation absolument immodérée– dixit M. Clavel.

D’après mes récentes observations, peu de choses ont changé depuis 1884. Les Marquisiens sont toujours des colosses, sont toujours désœuvrés, font une fête de tous les diables le week-end et sont généralement sobres en semaine. La seule chose qui a vraiment changé c’est que les tribus ne se font plus la guerre – faute de combattants probablement – et donc, que le cannibalisme a disparu. Mon impression première est qu’il n’y a pas véritablement de décadence du peuple marquisien, mais plutôt une mise en sommeil. Ils attendent visiblement quelque chose, mais quoi ?

Veuillez excuser cette longue digression historique dans un récit de voyage, mais elle m’a semblé nécessaire pour comprendre l’individu que nous allons bientôt rencontrer. 

Après des semaines de cabotage, qui firent sans doute office de sas de décompression culturel, je jetai l’ancre dans la vallée de T*, sur l’île de F* (ne cherchez pas, les initiales ont été changées afin d’éviter tout afflux touristique dans les siècles à venir). Je me rendais à terre pour remplir mes bidons d’eau douce et ramasser quelques noix de coco quand j’entendis un homme m’appeler : « Mon ami, mon ami ! » Allongé sur un hamac tendu entre deux cocotiers – qui devait lui tenir lieu de poste d’observation – il m’adressait de grands signes amicaux. C’était Teiki.

Teiki était un magnifique spécimen du type polynésien. La quarantaine, une musculature à faire pâlir tous les culturistes du gymnase club, des tatouages impressionnants sur tout le corps et un comportement extrêmement poli et amical. Teiki vivait seul dans cette vallée, dernier gardien de la mémoire de sa tribu de cannibales. Les nombreux maraes éboulés témoignaient de la grandeur passée de sa tribu. Elle avait une reine qui ne posait jamais le pied au sol, m’apprit-il plus tard avec fierté. Elle ne voyageait qu’à dos d’homme, et quand la reine en avait assez d’être portée, les hommes s’allongeaient par terre pour qu’elle leur marche dessus – quand on considère le poids moyen des Marquisiennes, on mesure mieux le courage des gaillards !

Le premier jour de notre rencontre, Teiki me fit cadeau d’une montagne de fruits : pamplemousses, avocats, papayes, mangues, bananes, fruits de l’arbre à pain… Il faisait de même pour tous les voiliers de passage, me dit-il. Comme je trouvais le fait suffisamment extraordinaire, je décidai de l’appeler « l’homme le plus riche du monde », ce qui lui fit très plaisir.

J’en profite pour remercier tous mes prédécesseurs venus ici en voilier et qui nouèrent avec Teiki une remarquable coopération qui me vaut sans doute le merveilleux accueil que je reçois aujourd’hui. Continuez comme ça, les amis !

Teiki était un des hommes les plus désœuvrés de la Polynésie française, ce qui le qualifiait d’office pour les championnats du monde de la discipline. Mais on ne saurait l’en blâmer comme il est d’usage de le faire en Occident – où le travail, aussi stupide soit-il, possède une haute valeur morale – car il subvenait sans difficulté à tous ses besoins, et même à ceux des voyageurs de passage !
Son environnement immédiat lui procurait une nourriture riche et variée en très grande quantité. Ses ancêtres avaient planté là tous les arbres fruitiers imaginables dont il était maintenant seul à jouir. Quant aux protéines animales, des chèvres passaient chaque soir devant son faré pour aller boire à la rivière. Les montagnes environnantes abritaient quantité de cochons sauvages. La rivière débordait de chevrettes– sorte de crevette – et la mer de poissons délicieux. Il y avait à manger pour mille personnes ici, sans même se donner la peine de cultiver. 

Les Polynésiens surent organiser leur environnement pour se nourrir sans trop d’efforts. C’est là que leur histoire diverge de celle de l’Occident. Il y a 10 000 ans, nos ancêtres se mirent à cultiver le blé, une denrée très énergétique et facilement stockable. Comme le dit en plaisantant à moitié Yuval Noah Harari dans Une brève histoire de l’humanité,on se demande si ce n’est pas le blé qui se servit de l’homme pour se multiplier, tant sa culture exige d’efforts et de sacrifices. Tandis que d’autres peuplades comme les Maoris, en se sédentarisant, développèrent l’arboriculture, beaucoup moins fatigante, mais plus complexe. Plutôt que de faire de l’élevage, ils laissèrent les animaux paître et se multiplier en liberté, jugeant qu’il est bien moins pénible et beaucoup plus amusant de les chasser que de les garder et les nourrir. Ils suivirent en cela – ou précédèrent plutôt – un des principes fondamentaux de la permaculture : dépenser le moins de calories possible pour en récolter le plus possible. 

Difficile de s’imaginer donc, en voyant Teiki gratouiller les cordes de son ukulélé à longueur de journée dans son hamac, toutes les ficelles qu’il tirait autour de lui. Tel un chef d’orchestre dont la maîtrise est d’autant plus grande que ses mouvements sont infimes, il gérait subtilement les équilibres entre toutes les espèces vivantes environnantes, afin de préserver ses fournisseurs. À force de vivre parmi elles, il en connaissait le langage secret. 
Par exemple, il avait remarqué que le pamplemoussier s’arrêtait de produire quand on ne cueillait pas ses fruits et qu’ils tombaient par terre. Il en conclut que la prodigalité du pamplemoussier était liée à la sienne et, par extension, que la prodigalité de la nature était liée à celle des hommes. Car il suffit qu’un seul maillon ne suive plus la règle pour que le système s’effondre. C’est un peu pour cette raison qu’il abreuvait de fruits les navigateurs de passage, m’avoua-t-il.

Après avoir passé plusieurs mois seul sur mon bateau, la solitude me pesait. Alors, je pris l’habitude de rendre visite à Teiki tous les jours et nous passions généralement la soirée ensemble. Nous devînmes amis, grâce au savoir-faire de Teiki qui était un expert dans l’art de nouer des amitiés. Il en avait fait une priorité toute sa vie, ce qui n’était pas mon cas, ayant jusque là occupé la mienne à poursuivre des chimères. 
Quand nous fûmes suffisamment en confiance, je lui fis lire le rapport de M. Clavel que j’avais téléchargé sur mon téléphone. J’étais curieux d’avoir son avis, notamment sur la notion de « décadence » et « d’abâtardissement » de son peuple. Je le vis faire les yeux ronds plusieurs fois au cours de sa lecture. Mais en me rendant mon téléphone, il esquissa un sourire énigmatique qui semblait vouloir dire : « Ai-je une tête de décadent ? »

Le lendemain, Teiki me raconta l’histoire de son peuple telle qu’elle subsiste dans sa mémoire. 
Après les grandes maladies, les derniers survivants quittèrent les vallées et s’installèrent à la ville où ils pouvaient être nourris et soignés. Son peuple avait été décimé et doublement vaincu, par les armes et par les microbes. Quand ils mirent leurs enfants à l’école – toute résistance étant anéantie –, ils le furent triplement. Leur histoire allait disparaître au profit de celle des vainqueurs.

Mais Teiki ne supporta pas l’école. Il s’y ennuyait ou perdait patience. Et puis, il avait des fourmis dans les jambes. Chaque fois qu’il allait chez ses grands-parents qui étaient retournés vivre dans la vallée, un univers fabuleux et fantastique l’attendait. Un terrain de jeu auprès duquel Disneyland lui aurait paru misérable et ridicule. Dès l’âge de 5 ans, il parcourait sa vallée en long, en large et en travers, chassant, pêchant, cueillant, jouant… À 8 ans, il n’avait plus besoin de personne pour se nourrir. Mais avant tout, il développa un langage commun avec tous ses camarades de jeu : les arbres, les animaux, les plantes et même les rochers. Il se passe dans l’enfance des phénomènes magiques, transcendantaux, subliminaux, encore inexpliqués.

Chaque rentrée des classes était une terrible souffrance pour Teiki. Comment pouvait-on passer son temps enfermé entre quatre murs alors qu’il y avait tant de choses à comprendre au-dehors ? se demandait-il. Il avait l’intuition que s’il ne les comprenait pas maintenant, il ne les comprendrait plus jamais. On voulut le contraindre. Alors il devint violent et fut renvoyé de l’école à l’âge de 10 ans. Il retourna chez ses grands-parents qui s’occupèrent tant bien que mal de son instruction. Depuis lors, il n’avait plus quitté sa vallée. C’était le monde extérieur qui venait à lui. 

Durant son adolescence, Teiki aimait mesurer sa force. Par exemple, il tuait le cochon sauvage à mains nues. Tandis que ses chiens, dressés pour la chasse, encerclaient la bête affolée, il plongeait dessus et lui plantait son couteau dans le cœur. L’animal mourait dans ses bras et lui donnait quelque chose en plus que sa viande, il lui donnait sa vie. Ce qu’il n’aurait pas fait pour une balle anonyme. 
La pêche au javelot était un de ses jeux favoris. Que d’adresse, de ruse et de patience elle nécessitait ! Mais le jeu suprême était de parvenir à capturer et à dresser un cheval sauvage. Il y en avait plein dans les montagnes. Il partait plusieurs jours, choisissait le plus beau cheval et tentait patiemment de l’approcher. Il lui parlait d’abord de loin, puis de plus en plus près, jusqu’à lui chuchoter à l’oreille. Il lui disait combien il le trouvait beau, combien il l’admirait. Il lui disait qu’il le soignerait et l’aimerait s’il acceptait de venir avec lui. Il lui proposait la plus belle chose que l’homme puisse offrir : son amitié. C’était la seule chose qui pût convaincre le cheval de le suivre.

La Nature fut pour Teiki une maîtresse exigeante et inflexible qui contribua à son évolution comme elle le fit pour tous les hommes avant lui. À ses yeux, c’était sans conteste la meilleure école qui fût.

Teiki ressentait parfois le besoin de se battre avec un adversaire à sa mesure, de mettre sa vie en danger, de la jouer à quitte ou double. C’étaient les réminiscences du passé guerrier de sa tribu. Quand, après avoir dansé le haka– cette danse guerrière qui fut ensuite reprise par les rugbymen néo-zélandais – les plus braves d’entre eux partaient, armés de leur casse-tête, fracasser les crânes de la tribu voisine. 

Bien sûr, cette activité était devenue rigoureusement interdite. Alors, quand son passé de fracasseur de crânes remontait à la surface, Teiki saisissait sa grosse hache et attaquait jusqu’à l’épuisement le tas de noix de coco qu’il avait constitué à cet effet. Puis il récoltait la pulpe de coco, que l’on appelle coprah, qui fut la principale source de revenus des Polynésiens pendant deux siècles, et la vendait aux commerçants qui passaient le voir de temps en temps. Teiki avait troqué la guerre contre le commerce, mais sans conviction.

Casse tête et parures marquisiens

Teiki vivait seul dans la vallée durant la semaine, mais le week-end et pendant les vacances, sa famille et ses amis venaient le rejoindre. Femmes, enfants, cousins, cousines, amis, tous aimaient se retrouver dans ce petit paradis et faire le plein de victuailles. En certaines occasions, il revoyait ses anciens camarades de classe, des enfants autrefois malins, agiles et bourrés d’intuitions. Qu’ils étaient devenus balourds ! Rien d’étonnant à cela, se disait-il : ils exerçaient un travail idiot et répétitif, passaient leur temps libre en divertissements stériles et se nourrissaient mal… Selon lui, ils présentaient tous les signes physiques et intellectuels d’une décadence et d’un abâtardissement avancés, me dit-il avec un sourire entendu. Et c’est bien sûr la société moderne qui est responsable de cette spectaculaire « évolution ».

Selon Teiki, la force des Blancs leur vient de leur volonté d’organisation. Organisés en nations plutôt qu’en tribus, ils parvinrent à vaincre les Polynésiens en jouant de leur division et en les attaquant massivement. Mais si les Blancs disposaient d’une organisation qui leur donnait collectivement le dessus, individuellement, rien n’indiquait qu’ils étaient supérieurs. Prenons l’exemple de la Chine – on se rend mieux compte quand on est du côté du dominé : parce qu’elle est la plus grande et la mieux organisée, La Chine est devenue la nation la plus puissante du monde. Cela fait-il des Chinois des êtres plus évolués ? 
S’il n’est pas exclu que les Chinois le pensent, nous, nous pencherions plutôt pour le contraire ! En effet plus l’organisation est grande et complexe, plus la fonction de l’individu dans cette organisation est petite et fragmentaire. Et cela affecte sa conscience – celle-ci ayant vocation à être universelle*.

Une société super organisée composée d’individus décadents, n’est-ce pas cela qui nous mène à cette situation écologique catastrophique ? On accuse toujours les organisations – les gouvernements, les multinationales, le capitalisme l’OMC, l’OMS, l’ONU… ou que sais-je encore – parce qu’on ne veut pas remettre en cause l’Évolution.

« Regarde ! Toi, sur ton bateau, me dit-il, tu as quitté ta société il y a plusieurs années, tu n’appartiens plus à aucune organisation. En voyageant, tu as appris à connaître ton écosystème. Les vents, les courants, le rôle des oiseaux, celui du plancton et des nombreuses espèces que tu as côtoyées. N’as-tu pas acquis une conscience plus aiguë de ton rôle sur la Terre ? L’homme a besoin de vivre sa propre expérience pour comprendre. Cela va à l’encontre de tous les systèmes éducatifs et de toutes les organisations qui encadrent les individus. 

Parfois, je me demande si votre fascination pour l’organisation ne vous a pas fait rater une marche de l’Évolution ! » conclut-il.

Puis, il ajouta, avec un sourire conquérant : 

« Tu transmettras mes salutations aux successeurs de M. Clavel et à leur société d’anthropologie ? » 

* C’est une supposition ou un rêve. Le professeur Peter Godfrey-Smith écrit dans Le prince des profondeurs : « l’évolution des animaux a commencé lorsque certaines cellules ont renoncé à leur individualité pour devenir les associés d’immenses entreprises communes. » C’était il y a environ un milliard d’années. Il se pourrait que l’homme ait la même destinée. En tentant de s’organiser, il ne cherche qu’à devancer l’évolution naturelle des espèces. Cela implique que nous aussi, nous devrons renoncer à notre individualité, et que nous nous dirigeons vers un régime totalitaire (c’est un euphémisme) à l’échelle planétaire. La liberté n’aura alors été qu’une minuscule parenthèse de deux ou trois siècles dans l’histoire de l’humanité. Une parenthèse qui faillit anéantir la planète….

Entre l’Amérique du Sud et la Polynésie s’étend le plus grand désert du monde, l’océan Pacifique. Au centre du Pacifique trône un vaste anticyclone. Il ne faut pas se fier à ces noms sympathiques, car ce sont deux géants pour lesquels l’homme est une poussière invisible. Le Pacifique est certes d’humeur moins changeante que la Méditerranée, mais ses colères sont aussi immenses que ses mensurations. Quant à l’anticyclone, imaginez une bulle de savon flottant dans les airs, comme celles que l’on voit dans certains spectacles de rue. Celle-ci est grande comme le Sahara, ses frontières sont floues et peuvent se déplacer de plusieurs centaines de miles en une journée. À l’intérieur, c’est le calme plat. La surface huileuse de la mer est parfois légèrement ridée par une imperceptible risée. Les voiles de votre bateau frémissent à peine puis retombent, épuisées de devoir porter leur propre poids. Magellan y perdit une grande partie de son équipage, mort de faim ou du scorbut après des mois à attendre le vent. Et malheur au navigateur d’aujourd’hui qui s’y retrouve pris, victime d’une panne de moteur ou n’ayant pas assez de carburant pour en sortir.

Vous l’avez compris, pour cette traversée, j’avais la ferme intention de me tenir à bonne distance des colères de l’un comme de la léthargie de l’autre. Partant du port de Valdivia, au Chili, je comptais rejoindre l’archipel des Gambier, en Polynésie française, distant de 3 300 miles. Les prévisions météo pour les quinze prochains jours m’incitaient à choisir un cap au nord nord-ouest jusqu’au-delà du 20eparallèle, puis d’abattre vers l’Ouest dès que je rencontrerais les alizés. Ensuite, il ne me resterait plus qu’à redescendre vers les Gambier, situés sur le 23eparallèle. Cette route passait très au nord de l’île de Pâques et rallongeait le parcours de 400 à 500 miles. À raison de 125 miles par jour, qui est une moyenne raisonnable pour un voilier comme le mien, il me faudrait trente jours pour effectuer cette traversée.

 
Je ne vais pas vous raconter ma navigation au jour le jour, comme c’est souvent le cas dans les récits de voyage. Mon journal de bord est aussi vide qu’un journal télévisé. Aucun événement notoire n’y figure, seulement le calcul de la distance quotidienne parcourue et la distance restant à parcourir. Le baromètre, le cap, la force et la direction du vent variaient si peu qu’il ne servait à rien de les consigner. Cette navigation fut un voyage intérieur dans cet océan souvent inexploré, et semble-t-il infini, que l’on appelle l’âme. Un mois sans voir personne, rêvais-je… Jésus avait tenu quarante jours dans le désert, mais n’est pas Jésus qui veut.

J’appareillai de Valdivia au début d’un bel après-midi de printemps austral. Un vent du sud de 20 à 25 nœuds était prévu pour les quatre prochains jours, ce qui me permettrait de remonter rapidement vers le nord et, ainsi, de quitter la zone dépressionnaire. De fait, aidé en cela par le courant de Humboldt, qui remonte le long des côtes chiliennes, mon fier navire parcourait 160 miles par jour au grand largue, la meilleure allure qui soit.

Vers la fin du troisième jour, je doublai les îles Juan Fernandez, plus connues sous le nom d’îles de Robinson Crusoé – pauvre Juan Fernandez ! –, car c’est sur l’une d’elles qu’Alexander Selkirk, le héros qui inspira Daniel Defoe, fit naufrage. Passé ces îles, dernières terres visibles avant la Polynésie, le vent tomba progressivement. De 20 nœuds il passa à 15, puis à 10, puis oscilla entre 5 et 10 nœuds durant les trois semaines qui suivirent. Je me trouvais probablement en bordure de l’anticyclone, dans cette zone hasardeuse où le vent semble toujours hésitant.

5 à 10 nœuds en vent arrière, tous les marins vous le diront, c’est épuisant nerveusement. J’avais hissé toutes les voiles pour profiter du moindre souffle d’air. La mer était calme, mais malheureusement pas plate. Le plus léger roulis provoquait un claquement des lattes de la grande voile qui secouait le gréement comme un cocotier. À l’avant, le génois pendait mollement sur son tangon, tandis que, sur l’autre bord, le spi libre effectuait une danse dont la chorégraphie m’échappait totalement. La moindre vaguelette faisait rouler le bateau bord sur bord en prenant soin de déclencher une oscillation dans le seul but d’éprouver mes nerfs et mon sommeil. Les quelques oiseaux de mer que je croisais semblaient sommeiller sur l’eau et ne prenaient même pas la peine de s’envoler à mon passage. Une immense torpeur régnait sur l’Océan.

Que la mer est belle quand elle est formée par un vent de 20 à 30 nœuds ! Une ample houle se creuse, sur laquelle dansent des moutons bien blancs. Des nuages, également blancs, courent dans le ciel, tandis que mon voilier bondit de vague en vague sous ses voiles d’une blancheur éclatante. Plongé dans une telle pureté, le navigateur devient acteur et spectateur d’un opéra féerique. Si le vent forcit, l’opéra devient terrifiant – beau et terrifiant à la fois. Mais si le vent tombe, il n’y a plus d’opéra. Il faut alors s’occuper autrement.

Je remarquais chaque jour de petits changements s’opérer dans mon esprit. Je me passionnais – enfin ! diront certains – pour les tâches domestiques. Dès le matin, je me demandais ce que j’allais préparer à déjeuner. J’inspectais mon frigo et l’état de mes vivres frais. Afin de combler le manque absolu de stimulation extérieure, je notais les mille petites choses du bord que je me promettais de faire le lendemain : réparer la fuite de l’annexe, recoudre le bord de fuite du génois, refaire le vernis dans le carré…. 

Je repensai à mes grands-parents, quand je les voyais, après la vaisselle du petit-déjeuner, noter cérémonieusement la liste des courses à faire. À 10 h 30, ils partaient au Monoprix, situé à un quart d’heure de marche de la maison. Dans les rayons du supermarché, ils accomplissaient leur immuable parcours et cochaient au fur et à mesure les articles sur leur liste. À 11 h 30, de retour à la maison, ils préparaient le déjeuner. À 13 heures, la sieste, à 15 heures, la lecture du journal, les mots croisés et quelques parties de cartes. À 20 heures, après un dîner léger, ils s’installaient devant le sacro-saint journal télévisé. À 22 heures, ils éteignaient la télé, cette grande endormeuse, et allaient se coucher. Le dimanche, le Monoprix étant fermé, ils tentaient une expédition plus lointaine. Cette routine, destinée à tromper le temps, était comme une petite mort qui les préparait au grand saut dans l’éternité.

Pendant cette traversée, mon univers s’était réduit aux 12 mètres de mon bateau, sur lequel j’étais totalement privé de distraction. En effet, après avoir dévoré un livre par jour durant la première semaine, je n’arrivais même plus à lire un San Antonio. Quant aux films – ma filmothèque de bord se limitant à quelques-uns de mes films préférés –, je les avais déjà tous vus un nombre incalculable de fois.

Je savourais certes le bonheur, en cette période de fêtes de fin d’année, de ne pas être envahi par la sollicitude de mes contemporains. J’étais d’ailleurs convaincu que Jésus lui-même aurait eu en horreur cette foire aux cadeaux de Noël. Néanmoins, passer des journées sans rien faire, sans distraction et sans aucune interaction avec le reste de l’humanité constitue une épreuve surhumaine. Une épreuve, soit dit en passant, que la plupart d’entre nous parviennent à repousser jusqu’aux derniers moments de leur vie. 

« Quelle chance j’ai de connaître cette sensation avant d’être tout à fait vieux ! » me dis-je. Car derrière cette petite mort se révèlent bien souvent les plus grands mystères de la vie. 

Je franchis une nouvelle étape en me détachant des petites préoccupations de la vie à bord. Je confiai à mon instinct de survie la mission de gérer l’intendance. J’entamai une sorte de jeûne, ne grignotant plus que de temps en temps ce qui me tombait sous la main. Le vide le plus absolu s’installa dans mon esprit. Seul sur l’Océan, loin de la trépidante humanité, j’étais prêt pour une réunion au sommet avec Jésus, Bouddha ou Mahomet. J’appelai Jésus, que je connaissais mieux :

— Jésus, lui dis-je, l’humanité est mal barrée. Elle doit avoir totalement perdu le cap pour saccager ainsi le plus beau joyau de l’univers. Les hommes ont besoin qu’un prophète vienne les guider comme tu le fis il y a deux mille ans.

— En vérité, mon frère, je te le dis, me répondit-il comme à son habitude, cette mission n’est pas sans risque, dont le moindre n’est pas celui d’être compris de travers ! À tel point que je me demande aujourd’hui si je ne suis pas un peu responsable de la situation actuelle. 

— En quoi ? fis-je, vivement intéressé par ses états d’âme.

— Eh bien, si mes paroles étaient justes, et elles ne pouvaient que l’être car c’était la Parole de Dieu, ma présence parmi les hommes fut une erreur. 

— Pourquoi diable !? m’exclamai-je.

— Parce que les hommes, voyant le fils de Dieu se sacrifier pour eux, crurent qu’ils étaient la créature préférée de Dieu et que l’Univers avait été créé pour eux.

— Et ce n’est pas le cas ?

— Dieu ne fait pas de différence entre un brin d’herbe et votre miss Univers. Peu lui importe que l’homme mange le poisson ou que le poisson mange l’homme. 

— Qu’est-ce qui lui importe alors ?

— Tout ce qui existe, l’homme y compris, me dit-il en soupirant, visiblement lassé de devoir répéter une telle évidence à d’éternels cancres. Ne le trouves-tu pas sublime, féerique, riche, plein d’intelligence et d’émotion ? 

— Évidemment ! lui répondis-je, sinon je ne serais pas là à voguer sur l’Océan, mais resterais plutôt devant ma télé.

— Eh bien, c’est cette Beauté qui lui importe. Au-delà du Bien et du Mal, il y a le Beau et le Moche. Oh ! Esprit désespérément rationnel, ne crois-tu pas que seule cette quête du Beau peut expliquer la splendeur de la Création ? D’ailleurs, ton bonheur et ton malheur en dépendent directement. Quand tu fais un truc moche, la punition tombe immédiatement, sans attendre le jugement dernier. Alors que l’on peut faire le Mal sans même s’en rendre compte de son vivant.

— Je connais bien des gens, entrepreneurs, artistes, urbanistes, qui font des trucs très moches et s’en trouvent très satisfaits !

— Trouver une chose belle n’est pas le bonheur. Cela s’appelle le contentement. Le bonheur, c’est de te sentir beau. Voilà pourquoi, s’il t’est agréable de t’extasier devant la beauté de la Création, il est fabuleux de sentir que la Création, elle aussi, te trouve beau.

Voulant recentrer le débat sur des préoccupations plus terre à terre, j’en revins au problème qui me rongeait :

— Sans même parler de beauté ou de bonheur, l’homme a aujourd’hui conscience qu’il doit protéger la nature. Mais il n’y parvient pas.

— Il n’y a pas d’un côté la nature et de l’autre l’homme. L’homme – aussi sapiens soit-il, dit-il avec une moue moqueuse – fait partie de la nature. Voilà pourquoi protéger la nature contre les hommes n’est pas une solution heureuse, ni pour l’homme ni pour le Créateur. C’est donc impossible.  

— Que faire alors ?! demandai-je, un peu désespéré. Je ne suis pas venu jusqu’au milieu de ce désert Pacifique pour pêcher quelques belles paroles ! 

— Avant de faire quoi que ce soit, assure-toi que sous tous les angles où tu pourras l’observer, de ta jeunesse à ta vieillesse, voire au-delà, ta création sera belle. Tu es sans doute trop jeune pour y avoir prêté attention, mais je me souviens qu’il y a deux mille ans, les hommes ne s’extasiaient pas comme aujourd’hui sur la beauté de la nature. C’est parce que ce qu’ils ont fait ces derniers temps est tellement moche en comparaison ! Il n’y a rien de plus regrettable pour l’homme que de consacrer sa vie à une création qui lui paraissait belle au début et qui ne l’est plus quelque temps après. Vous devez être bien malheureux !

— Comment, selon toi, retrouver ce sens du beau ? le questionnai-je, toujours en recherche de solutions pragmatiques.

— Tu es né avec, continua-t-il. Vois la beauté du cœur d’un enfant. Puis, vous perdez ce sens du beau parce que votre éducation parvient à l’étouffer. 

— C’est juste une question d’éducation ?!

— Te souviens-tu du barbare que tu étais à la fin de tes études ? me dit-il en m’adressant un clin d’œil amical. Il t’aura fallu trente ans passés à parcourir le monde pour enfin t’ouvrir à la Beauté. 

Je souris à ce souvenir et compris enfin pourquoi j’avais eu l’école en horreur, pensai-je à part moi, tandis qu’il reprenait :

— L’école vous apprend les sciences et les techniques. La science est belle, comme l’est toute forme d’intelligence, mais elle ne doit pas supplanter votre sensibilité naturelle au beau. Il faut parvenir à approfondir l’une tout en entretenant l’autre. C’est en perdant le sens du beau qui, au même titre que les autres sens, participe à votre présence au monde, que vous avez perdu l’un de vos plus élémentaires instincts de survie. 

Je griffonnai ses paroles à la va-vite afin de ne pas en perdre une miette, tout en réfléchissant à ma prochaine question. Mais ce fut au moment même où je pensais avoir saisi l’essentiel du message qu’il me quitta. 

Peu après son départ, j’entendis, venant du ciel, un air d’opéra. Le vent gonfla les voiles de mon bateau comme il gonfla mon cœur. La mer se forma et une merveilleuse sensation de vitesse enivra mes sens.

Après des semaines de calme durant lesquelles mon bateau parcourait péniblement 70 miles en 24 heures, la vie, cette tension permanente vers l’avant, reprenait. Un rythme s’installait, un objectif se dessinait. Une semaine plus tard, à une moyenne de 150 miles par jour, j’atteignis l’archipel des Gambier. Je pénétrai religieusement dans son lagon aux eaux turquoise, glissai entre ses îles couvertes de végétation luxuriante. Derrière les frondaisons, on apercevait les tours colorées d’une église. Un silence religieux régnait. 

Je jetai l’ancre dans la baie de Mangaréva, devant la petite bourgade de Rikitéa. L’eau était chaude et translucide, des enfants s’amusaient à sauter du quai dans de grands éclats de rire, l’air était doux, la terre sentait bon. 

Je me rendis à pied au poste de gendarmerie pour remplir les formalités d’entrée. Les habitants me saluèrent sur mon passage d’un chaleureux « Bonjour » et m’offrirent des fruits. Les gendarmes, équipés de shorts et de tongs, m’accueillirent d’un « Bienvenue en Polynésie! » puis m’invitèrent dans leur cahute et me donnèrent tous les renseignements que je désirais.

Bon Dieu ! Jésus, priai-je… Comment fait-on pour redescendre sur terre ?! 

Eglise de Taravai, archipel des Gambier

« Ce n’est pas ce que vous savez qui vous pose un problème,

mais c’est ce que vous savez avec certitude et qui n’est pas vrai. »

Mark Twain

     Lorsque le confinement a été instauré en France, le 17 mars 2020, je me trouvais, par chance, au Mali. Ici, le coronavirus était encore un parfait inconnu. La vie suivait son cours habituel, rythmée par les baptêmes, mariages, décès, récoltes…

Le soir, je me rendis chez mon ami Diawara, où se tenait notre grin. Le grin(mot bambara) est un groupe d’amis qui ont l’habitude de se retrouver pour discuter. Généralement, l’un d’eux prépare avec une extrême minutie et une savante lenteur une succession de thés, afin de donner aux conversations le temps d’aboutir.

Au grin, nous parlâmes bien évidemment du confinement général décrété en France. L’atmosphère était détendue, car tous mes amis prenaient ce virus pour une foutaise. « Encore un truc de Blancs ! » disaient-ils. Car ils se moquaient souvent des Occidentaux, de leur rigidité d’esprit, mélange de vertus morales et de calculs mathématiques, et de leur besoin presque obsessionnel de chercher à tout contrôler. « Avec ce virus, les Blancs sur-réagissaient, comme d’habitude ! » pensaient-ils.

     Je trouvais pour ma part que mes amis prenaient cette affaire un peu à la légère. Un confinement total avec fermeture des frontières, cela ne s’était jamais vu en France. Il fallait s’attendre à des répercussions énormes qui ne manqueraient pas d’atteindre l’Afrique, aussi sûrement que le nuage de Tchernobyl avait touché l’Europe. 

     Pendant le confinement, j’appelais régulièrement ma famille et mes amis, pour les soutenir dans cette épreuve que j’imaginais terrible. Je fus surpris de les voir passer d’un jour à l’autre d’une euphorie extrême à l’abattement le plus complet. Tantôt ils voulaient voir le bon côté des choses – le temps retrouvé, les vertus écologiques du confinement –, et tantôt ils voyaient la réalité – leur absence totale de libre arbitre.

Ils avaient du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Ils se sentaient ballottés dans un océan incompréhensible d’informations, comme ces marins encalminés qui n’arrivent plus à interpréter les signes contradictoires du ciel et de la mer. Manifestement, le Covid avait déjà engendré Têtevid, son petit frère français.

     Au village, les informations nous parvenaient généralement atténuées par l’épaisseur de la brousse, mais les médias savaient rendre le sujet aussi captivant qu’une série Netflix. Alors, finalement, nous nous retrouvions à suivre heure par heure, minute par minute, les nouvelles du front de cette drôle de guerre : celle du monde moderne contre un minuscule virus. Dans notre grin, les discussions devinrent passionnées, la vérité devant émerger, comme toujours, du consensus que nous trouverions.

     L’un ne comprenait pas pourquoi on empêchait des millions de jeunes de vivre pour éviter à quelques milliers de vieux de mourir.

     L’autre ne comprenait pas pourquoi il fallait que tous les mourants aillent nécessairement à l’hôpital au lieu de mourir bien sagement à la maison.

     Car ici, au village, la mort est au cœur de la vie. Les vieux préfèrent mourir chez eux, en famille, plutôt qu’à l’hôpital. Et aussi incroyable que cela puisse paraître pour un Occidental, les plus prévenants vont même jusqu’à partir un peu plus tôt pour ne pas peser trop lourdement sur leurs proches.

     Selon l’un, c’était en quelque sorte aux mourants de rassurer le reste de la société bien portante en leur disant : « Ne vous en faites pas pour nous, profitez de la vie, on se retrouvera au ciel ».

     Selon l’autre, si les vieux et les mourants ne savaient plus partir avec élégance, si l’âme humaine perdait cette légère, mais indispensable dose de fatalisme, alors il n’était pas étonnant que le monde des vivants s’affolât…

     Leurs observations me firent penser à une discussion que j’avais eue avec l’ambassadeur de France au Mali dix années auparavant, à l’époque des prises d’otages. Quand je lui demandai pourquoi il empêchait les Français de voyager au Sahel, en imposant des restrictions sécuritaires extrêmement liberticides, il me répondit : 

     — L’État français est responsable de la sécurité de ses ressortissants. Si vous vous faites capturer, l’État devra venir vous chercher. Donc n’y allez pas !

— Que l’on fasse signer une décharge de responsabilité aux voyageurs, d’accord, pourvu que l’on conserve la liberté de risquer notre vie comme on l’entend ! rétorquais -je.

Mais je sentais bien que je perdais mon temps : j’allais contre le cours de l’histoire. La crise sanitaire actuelle n’est que la continuité de cette logique aussi bête qu’implacable qui consiste à sacrifier notre liberté, notre libre arbitre, pour nous protéger.

     Ces lois sur la sécurité sont sans fin, car il n’y a absolument aucune limite à ce que l’on considère comme dangereux ou non. Si nous laissons aux gouvernants le soin de gérer notre sécurité, il n’est pas étonnant que nous finissions tous enfermés dans un bocal. 

     Pour détendre l’atmosphère, je posai la question à Dolo, un broussard fraîchement débarqué de l’arrière-pays dogon : 

     — Et toi, tu aurais fait quoi à la place de Macron ? 

Il ouvrit des yeux ronds

     — Mac’ Aron ? Dionnido ? (C’est qui ? en bambara), me répondit-il.

     C’est la réponse la plus rassurante que j’aie jamais entendue. En voilà un au moins qui sera difficile à manipuler !

     Nous en étions là de nos réflexions quand, comme c’était prévisible, le virus atteignit le Mali. Enfin, pas le virus en personne, mais plutôt les mesures anti-virus qui le devançaient.

Les pays riches débloquèrent des milliards d’euros pour la lutte contre le Covid dans les pays pauvres. Ils remirent en très peu de temps des centaines de millions d’euros à notre gouvernement. L’État instaura le couvre-feu, ferma les frontières du pays, acheta un peu de matériel et finança des campagnes de prévention. Je ne sais pas si tout le budget y passa, mais ce qui est sûr, c’est que cela ne servit pas à grand-chose. Car de confinement il n’était pas question. Sans économies, ni frigo, les gens ne pouvaient pas stocker de nourriture. Ils devaient se rendre au marché tous les jours, où les négociations féroces provoquaient immanquablement un attroupement devant le moindre étal de légumes. Quant aux transports en commun, ils étaient, comme à leur habitude, si pleins à craquer qu’un virus n’aurait pu y entrer.

     Mais les apparences étaient sauves, l’État prenait les mesures attendues par la communauté internationale qui avait payé pour ça.

    Puis, comme toujours en Afrique, l’imagination prit rapidement le dessus sur la logique occidentale, et l’on vit éclore des business en tout genre. Faux tests, faux cas déclarés… Tous les moyens étaient bons pour toucher des aides. Mais malgré ces trésors d’imagination déployés, les profits de ces business ne compensèrent pas les pertes pour le pays dans son ensemble.

   En définitive, ce fut la fermeture des frontières qui fit le plus de mal au peuple. Car le Mali est un pays de grands voyageurs qui vit de commerce et compte énormément sur sa diaspora pour mettre du beurre dans ses épinards. La diaspora et les commerçants ne pouvant plus voyager, on mangea des épinards sans beurre. Ainsi, le Covid, n’ayant pas eu le succès escompté en Afrique, engendra Pochevid et Ventrevid, ses petits frères africains.

   Au grin, on ne rigolait plus du tout. Les entreprises locales, dont la mienne, commencèrent à mettre leurs employés au chômage technique mais, ici, sans aide de l’État. Les manifestations en ville s’intensifièrent. Il y eut des morts. Pochevid et Ventrevid eurent finalement raison du gouvernement qui fut renversé par un coup d’État le 18 août 2020.

     Ainsi, comme c’est assez souvent le cas en Afrique, l’intervention de la communauté internationale provoqua l’effet inverse de celui escompté.

Le plus surprenant dans les conversations qui animèrent notre grin pendant cette période mouvementée était qu’au fond, personne parmi mes amis n’avait l’air surpris de la tournure que prenaient les événements. Cette crise sanitaire leur semblait être la suite logique de l’évolution du monde moderne, à laquelle ils assistaient en spectateurs dubitatifs depuis toujours.

Ils répétaient souvent ce dicton africain : « Le Blanc est intelligent, mais il n’est pas malin » pour illustrer leur sentiment qu’une intelligence ou une organisation rationnelle n’est pas nécessairement la mieux adaptée pour résoudre la plupart des problèmes humains.

Ils pressentaient que cette foi absolue des Occidentaux en la suprématie de la (ou de leur) rationalité sur tout autre mode de gestion du monde est la plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur l’humanité. Hasard ou coïncidence, au même moment, l’Occident semble se convaincre que la plus grande menace qui pèse sur l’humanité est la foi absolue des islamistes. Ce qui laisse à penser que ce sont bien, l’un comme l’autre, deux extrêmes.

    Je ne saurais dire si une vérité émergea de nos discussions à propos de cette lutte entre le virus et le monde moderne. Mais il est certain que dans notre grin, nous n’étions pas encore prêts à renoncer à notre libre arbitre et à notre imaginaire. Et si nous les sentions un jour menacés par un quelconque virus, comme c’est le cas actuellement en Occident, alors nous préférerions encore Pochevid et Ventrevid à Têtevid.


Je voulais intituler cet article « Le monde d’hier » en référence au livre de Stefan Zweig où il évoque avec nostalgie la vie à Vienne dans les années 1900. Une époque qui connut une richesse artistique et intellectuelle à jamais disparue dans la barbarie des guerres mondiales. Cependant, je veux croire qu’il y a encore un espoir dans le cas présent, même s’il est mince comme le portefeuille d’un sahélien.

Il est un élément qui n’apparaît ni dans les calculs géopolitiques et les stratégies militaires ou commerciales, ni dans les programmes de développement concoctés par les Occidentaux. Et pourtant, c’est celui qui a le plus d’influence sur la société. C’est lui qui crée les alliances, construit les partenariats, favorise les associations, fait naître les entreprises et, enfin, garantit la paix et la prospérité. Cet élément s’appelle l’amitié. (Afin d’éviter les quiproquos, je laisse le mot amour aux religions et inclus les relations amoureuses à ma définition de l’amitié.)

De toutes les choses qui relient les hommes entre eux, l’amitié est la plus grande. Elle surmonte toutes les différences. Quelques paroles, un petit geste suffisent à la faire jaillir du cœur de l’homme et à transformer deux étrangers en deux amis. À partir de cet instant, ils se soutiendront dans la tempête, se parleront dans la discorde et ne pourront pas se faire la guerre.

L’amitié est la plus grande faiseuse de paix que nous ne pourrons jamais concevoir.
Favoriser la possibilité d’en nouer de nouvelles et parvenir à conserver les anciennes doit être l’objectif de chacun d’entre nous, y compris de ceux qui nous gouvernent.
Mais c’est là que le bât blesse. Dans les relations internationales, nos dirigeants ne semblent pas tenir compte de cet élément essentiel. Pire, ils usent et abusent de ce mot à un point tel que les peuples risquent de voir leur plus belle conquête dénaturée ou confisquée.

Nous entendons régulièrement nos présidents se qualifier « d’amis » : « Mon ami Trump », « Mon ami Poutine ». Ils s’affichent également en représentants de l’amitié entre les pays : « L’amitié franco-libanaise ». Afin d’attirer toute la lumière sur eux, ils vont jusqu’à se poser en hérauts de l’amitié entre les peuples : « Nos amis les Africains ».
Je me réjouis que nos dirigeants sympathisent entre eux. Je veux bien admettre que des présidents tentent, au nom de certains intérêts stratégiques, de faire croire qu’il peut exister une amitié entre les nations. Mais je trouve hautement dangereux qu’ils se fassent passer pour les acteurs principaux de l’amitié entre les peuples.

Tout d’abord parce que ce n’est ni leur œuvre ni celle de leurs prédécesseurs et que, sauf exception, l’essentiel de leurs actions va à l’encontre de ces amitiés. Ensuite et surtout parce que cela occulte le rôle des vrais acteurs, qui risquent alors de disparaître dans l’indifférence générale. En effet, nos dirigeants occupent à ce point l’espace médiatique – qui lui-même envahit dangereusement nos consciences – que l’on finit par croire qu’ils sont la cause et l’origine de tout. Et peut-être eux aussi finissent-ils par le croire…

Qu’entend-on exactement par « amitié » entre deux pays ou deux peuples ? Tout d’abord, il n’y a pas d’« amitié » entre deux pays, mais des alliances. Ensuite, on peut parler d’amitié entre les peuples quand il existe un nombre significatif, une masse critique d’amis dans les deux communautés. En Afrique, on dirait qu’ils sont « cousins de plaisanterie ».
C’est le cas par exemple des Belges et des Français. La frontière entre les deux pays est ouverte, nous parlons la même langue et aimons partager une bonne bière. Il existe des millions d’amitiés franco-belges. Si, demain, nous interdisons aux Belges de débarquer en France et réciproquement, si nous nous stigmatisons les uns les autres à propos de nos vilains petits défauts, alors, petit à petit, les amitiés franco-belges s’éteindront ou ne se renouvelleront plus. Et immanquablement, le jour viendra où, au détour d’une futile discorde, éclatera un sérieux conflit franco-belge.

C’est exactement ce qu’il se passe au Sahel depuis dix ans. Les décisions de nos dirigeants ont réduit drastiquement les possibilités pour les habitants du Sahel de nouer des amitiés avec le reste du monde, notamment avec les Occidentaux.

De toutes les décisions prises par les gouvernants, c’est l’interdiction de voyager qui est la plus nuisible à l’amitié. D’un côté, on empêche bon nombre d’Africains d’aller en Occident pour des raisons économiques. De l’autre, on empêche les Occidentaux de se rendre en Afrique pour des raisons sécuritaires. Dans les deux cas, c’est l’Occident qui se ferme.
Intéressons-nous au second cas. Presque tout le Sahel a été classé en zone rouge par le ministère des Affaires étrangères français (MAE), ce qui signifie « formellement déconseillé d’y aller ». Mais, dans les faits, plus personne n’y va, à part les militaires.

Le dernier événement en date qui a eu lieu au Niger en août 2020, tuant six Français et leurs guides, est symptomatique de la façon dont s’étend cette zone interdite aux voyageurs. Immédiatement après cette attaque, de nombreuses régions, dont la ville de Ségou, située au Mali, non loin de la capitale Bamako, ont été classées en rouge. La ville de Ségou était-elle plus dangereuse après qu’avant le drame ayant eu lieu à 2 000 km de là ? Je ne le pense pas.

C’est une mesure de prudence, dira-t-on au MAE. Mais de prudence pour qui ? Pas pour nous, Français, qui vivons à Bamako, bien au contraire !  En effet, son application a eu pour conséquence l’évacuation des derniers Occidentaux qui vivaient à Ségou, entourés de leurs amis ségoviens. Elle a ainsi donné le champ libre à nos ennemis pour grossir leurs rangs et avancer jusqu’aux portes de la capitale. Car rien ne fâche plus un ami que de se sentir abandonné.
C’est le fait de classer une zone en rouge qui la rend dangereuse. Tant que le MAE n’en tiendra pas compte, cette zone continuera à s’étendre car on ne peut lui contester sa redoutable efficacité : depuis dix ans, on ne croise plus un voyageur au Sahel. 

Pour y remédier, les dirigeants des pays occidentaux ont fait venir des milliers de fonctionnaires civils et militaires, leur confiant des missions dans les coopérations nationales, les agences européennes, les organisations onusiennes… Il y a presque autant de fonctionnaires aujourd’hui au Sahel qu’il y avait de voyageurs il y a dix ans ! Mais l’ambiance n’est plus du tout la même, car ils ne sont pas dans les mêmes dispositions d’esprit que les voyageurs, celles qui permettent de nouer de vraies amitiés, celles qui changent votre vie.

La mission des Casques bleus de l’ONU est l’archétype de ce que David Graeber appelle les « Bullshit jobs » (traduction pour les nuls : job à la con) dans son célèbre essai du même nom. Voici la définition qu’il en donne : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »
D’ailleurs, un des symptômes les plus fréquents qui touchent ceux qui font des jobs à la con est une lente et profonde dépression. Cela se vérifie au Sahel où, malgré un salaire stratosphérique, les fonctionnaires internationaux dépriment absolument, passant l’essentiel de leurs dimanches en pyjama à regarder des séries sur Netflix. Il faut dire à leur décharge qu’ils n’ont pas le droit d’aller se balader en dehors de la ville ni de prendre leurs vacances dans le pays. Toutefois, ces restrictions sont davantage imposées par leurs propres services que par le pays hôte.

Certes, ces acteurs côtoient dans leur travail des agents locaux et pourraient nouer quelques amitiés. En réalité, cela ne se produit pratiquement jamais. Tout d’abord parce qu’ils sont totalement déconnectés de la vie locale et, deuxièmement, parce que quand un Africain voit combien gagne son collègue étranger pour faire un travail aussi inutile, son sang ne fait qu’un tour. Il pense plutôt à « passez-moi la monnaie ! » qu’à nouer une amitié ou une collaboration sincère.
Il se produit bien sûr parfois de belles rencontres entre les fonctionnaires internationaux et les locaux. Des couples se créent, des vies changent, mais ce sont des exceptions. La plupart repartent vers une autre mission, dans un autre pays, comme si de rien n’était.

Lorsque je me suis rendu en Afrique pour la première fois, j’avais vingt ans et je voyageais sac au dos. Je ne venais pas pour toucher un salaire ou remplir une mission, mais pour découvrir le monde. J’ai été séduit par le contact extrêmement amical des Africains. À tous les carrefours, j’entendais « mon ami » par-ci ou « mon frère » par-là… Beaucoup jouaient de ma naïveté, bien sûr, mais c’est par le jeu que l’on se fait des amis. J’ai noué tant d’amitiés au cours de mes voyages au Sahel que j’ai fini par m’installer au Mali et créer une entreprise dans le secteur de l’artisanat et du tourisme.
Cette entreprise fonctionne plutôt bien au regard des bouleversements qu’a connus le pays. Elle est l’expression de ma culture française, de ma sensibilité de voyageur amoureux du Sahel et de sa diversité culturelle. Elle séduit une importante clientèle malienne, ce qui constitue la preuve – il n’est pas inutile de le rappeler – que nos cultures sont compatibles.

Les fonctionnaires internationaux s’étonnent que mon projet se développe, sans financements ni subventions, alors que la plupart des projets qu’ils financent ne marchent pas. La raison principale de ce succès est que j’y ai mis avant tout du cœur. Cette entreprise est le fruit de l’amitié.

Cela fait maintenant dix ans que les voyageurs ne pollinisent plus le Sahel. Dans cette région vaste comme un continent, le miel de l’amitié afro-européenne ne coule plus dans le cœur des hommes. Nous redevenons petit à petit, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, des étrangers et, pour certains, déjà des ennemis.

Dans leur conquête de la paix, nos dirigeants ont sous-estimé le rôle de l’amitié, car elle échappe à leur pouvoir. La paix ne s’obtient pas en envoyant une armée de fonctionnaires ou en versant des milliards d’euros.
La paix, c’est la somme des amitiés vraies, celles qui viennent du cœur des hommes. Celles-là ne se décident pas en haut lieu et ne s’achètent pas.

J’éprouvais quelque appréhension en rentrant en France après six mois passés à l’étranger. M’adapterais-je à cet univers paranoïaque dans lequel le monde moderne avait basculé ? J’arrivais il est vrai, d’une région où le coronavirus ne faisait pas peur à un moustique : l’Afrique noire.

En débarquant à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, je ressentis immédiatement un pincement au cœur, car les visages des femmes étaient masqués. Je perdais ainsi le principal intérêt d’une escale à Paris.
Mais je décidai malgré tout d’explorer la région plus en profondeur. J’empruntai le RER B. En contemplant la banlieue morne qui défilait derrière les vitres sales, les visages sombres et les corps voutés errant sur les quais, j’eus la brutale impression que le bonheur s’éloignait irrésistiblement de l’humanité. Ajoutez à cela l’inquiétude et l’ahurissement qui se lisaient dans le regard des passagers et vous vous seriez cru parvenu aux portes de l’enfer.

On éprouve toujours cette sensation étrange quand on rentre d’Afrique, et la crise sanitaire actuelle n’a fait qu’accentuer ce phénomène.
Pourquoi les Africains ont-ils l’air si heureux et si insouciants et les Européens si tristes et si soucieux, alors que les premiers n’ont rien et que les seconds ont tout ?
Est-ce donc la peur de perdre leurs acquis qui préoccupe les uns et la sensation de n’avoir rien à perdre qui donne le cœur léger aux autres ?
Ou bien est-ce plutôt un immense espoir déçu qui attriste les Européens et un espoir insensé qui ravit les Africains ?

Cette descente précipitée – par la crise sanitaire – aux enfers est une extraordinaire volte-face de l’Histoire de l’Occident. Il y a un siècle, ses merveilleuses innovations technologiques semblaient démontrer sa supériorité sur toutes les autres civilisations et lui promettaient un avenir radieux. Les Occidentaux étaient convaincus que le progrès allait rendre les hommes heureux, leur apporter la prospérité, la paix, la sécurité… En un mot : le paradis !
Les plus humanistes pensaient que ce progrès devait être partagé avec tout le reste de l’humanité, même s’il fallait pour cela aider certains peuples à s’en convaincre… Ainsi, en 1962, René Dumont écrivit un livre qui servit de référence aux acteurs du développement : l’Afrique noire est mal partie. Ce qui sous-entendait que l’Europe, elle, était bien partie.

Cette certitude d’être sur la bonne voie commença à être sérieusement ébranlée à la fin du xxe siècle, quand on s’aperçut que le mode de vie des personnes qui achetaient et utilisaient ces innovations n’était pas écologique.
Un second séisme de plus forte magnitude se fit ressentir le 11 septembre 2001. Depuis ce jour, les Occidentaux ne se sentent plus en sécurité nulle part, même là où rien ne les menace.
Vingt ans plus tard, une simple épidémie fait basculer l’Occident dans une peur paranoïaque et s’apprête à anéantir définitivement la croyance en sa capacité à bâtir un avenir meilleur.

Les grands dirigeants tentent toujours de nous convaincre qu’en persévérant nous y arriverons. Ils sont peut-être sincères. Mais je ne crois pas qu’ils empruntent souvent le RER, ni qu’ils aient habité au fin fond de la brousse africaine.
Selon moi, il faut abandonner purement et simplement cette croyance afin de renouer avec l’insouciance et le bonheur qui sont les caractéristiques principales de la vie terrestre. Les hommes n’ont pas pour mission de bâtir un monde meilleur, mais celle de vivre pleinement le présent.
Pour déconstruire cette croyance fortement ancrée dans les esprits occidentaux, il faut remonter à sa source, qui se trouve en partie dans la religion chrétienne. Au fil des siècles, en entretenant une peur de l’au-delà, cette religion réussit à modifier en profondeur la nature humaine afin que celle-ci se souciât plus du futur (le paradis) que du présent (la vie terrestre).
Cela ne fut pas le cas d’autres civilisations.
Quand James Cook découvrit les archipels du Pacifique pour la première fois en 1766, il chercha à comprendre les principes religieux des Polynésiens. James Cook fut l’un des plus grands explorateurs de l’histoire de l’Occident, mais il n’avait pas ce fâcheux défaut d’être aussi un conquérant. Il se contentait d’observer et, bien qu’il s’en cachât adroitement, d’apprécier.
Voici ce qu’il relata d’une cérémonie funèbre à laquelle il avait assisté aux îles Fidji :
« On s’attendait, d’après la sévère rigueur avec laquelle ces cérémonies funèbres sont accomplies, qu’elles fussent destinées à assurer la félicité par-delà la tombe : mais leur objet principal se rapporte à des choses purement temporelles. Car ils ne semblent guère concevoir de punitions (dans l’au-delà) pour des fautes commises pendant la vie terrestre. Ils croient cependant que c’est sur la terre que l’on reçoit les justes punitions, et par conséquent, ils essaient par tous les moyens de rendre leur divinité propice»

Quand survenait une catastrophe, les Polynésiens accomplissaient des sacrifices destinés à s’attirer la faveur des dieux. Sitôt les sacrifices terminés, ils retrouvaient l’insouciance, la joie et la gentillesse qui les caractérisaient et ne cessaient de séduire les équipages des navires, comme si leur devoir le plus sacré était de rendre le quotidien aussi réjouissant que possible.
Selon de nombreux témoignages, les Européens qui découvrirent ces îles ne concevaient pas une meilleure image du Paradis terrestre. Or c’était un paradis inaccessible pour eux, car ils étaient engagés dans des missions dont ils ne pouvaient se libérer : celles imposées par l’Église et celles imposées par leurs employeurs. J’imagine néanmoins que cette vision du paradis ici et maintenant plutôt qu’ailleurs et plus tard dut en tenter plus d’un…

Au début de l’ère industrielle en Occident, les grands dirigeants prirent le relais des prêtres. Pour pouvoir bâtir leurs grandes entreprises, il leur fallait transformer l’homme en employé afin qu’il choisît de lui-même de s’enraciner dans un travail monotone plutôt que de jouir de la vie comme elle vient.
Pour ce faire, les grands dirigeants continuèrent donc d’alimenter cette peur du futur et cette idée de devoir bâtir un monde meilleur. Ce conditionnement intense et d’une durée extrêmement longue métamorphosa peu à peu l’homme naturellement spontané, joyeux et insouciant en homme calculateur, soucieux et précautionneux à l’extrême.
Je tenais là une explication plausible de cette impression ressentie dans ce RER parisien. Restait à savoir comment, en Afrique, on parvenait à garder le moral dans ce contexte particulièrement anxiogène.

En Afrique, notamment dans les villages où perdure la société traditionnelle, les populations ne semblent pas très enclines à adopter le mode de vie occidental. Contrairement aux Amish, elles ne refusent pas les nouvelles technologies. Au contraire, elles s’en émerveillent le plus souvent et conçoivent une sincère admiration pour ceux qui les créent. Cependant, elles ne peuvent se résigner au conditionnement individuel et à l’organisation mortifère qu’il faut mettre en œuvre pour inventer, produire, vendre et utiliser ces produits complexes.

Un jour, alors que je prenais le thé avec le chef du village où je résidais, j’assistai à une discussion entre un jeune homme et les conseillers du chef. C’était un jeune qui avait voyagé en Europe et en était revenu avec l’idée d’investir dans son village. L’une des principales activités des villageois était le ramassage de sable qui s’effectuait à la main. Entre ceux qui le ramassaient au fond du fleuve, ceux qui le déchargeaient, ceux qui le rechargeaient sur les camions et ceux qui le transportaient, cela donnait du travail à plus de cinq cents personnes  organisées en petites unités de cinq à dix individus qui se partageaient équitablement les revenus que cette activité procurait.
Le jeune entrepreneur voulait acheter une pelleteuse, du type bulldozer – Dieu, que ce nom est suggestif ! – pour charger le sable dans les camions. Il avait demandé au préalable la permission aux anciens, comme c’est la coutume là-bas. Après plusieurs jours de réflexion, les vieux venaient de lui donner une réponse négative. Leur discussion portait sur les raisons de cette décision jugée rétrograde par le jeune homme.
Les vieux arguaient que cette innovation allait en appauvrir beaucoup pour en enrichir un seul… Et même si celui-ci se serait par la suite montré généreux – il s’était engagé à construire une nouvelle mosquée pour le village – cela n’aurait pas compensé les déséquilibres générés par une modification brutale de l’économie du village. Il y aurait eu des jaloux, des aigris, des dégoûtés… Tout bien pesé, les vieux ne pensaient pas qu’une telle innovation pût être, dans l’immédiat, bénéfique pour le village dans son ensemble.
Sur le plan des innovations, les vieux ne comprenaient pas grand-chose, mais ils maîtrisaient parfaitement les équilibres sociaux et économiques de leur village. Et c’était là une priorité acceptée par tous.
Toute innovation est bonne, car c’est une manifestation de l’intelligence de l’homme. Mais à quoi bon se presser pour la mettre en application ? La vie présente n’est-elle pas déjà assez belle comme ça pour que l’on éprouve le besoin d’en changer à tout prix ? semblaient penser les anciens… 

Ce que l’on peut retenir de cette histoire est que le facteur temps est essentiel dans l’administration d’une société. Or, c’est une constante sous toutes les latitudes, les jeunes sont pressés alors que les vieux ont tout leur temps. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans ce village, les décisions finales sont prises par les anciens. Et après toutes ces années, ceux-ci n’avaient pas trouvé de meilleur moyen de préparer l’avenir que celui de respecter le présent. 
On ne saurait d’autant moins leur donner tort que le mode de fonctionnement de ce village africain était hautement plus écologique que celui d’un village en Europe bénéficiant des dernières technologies vertes.
J’avais trouvé là quelques raisons pour expliquer la bonne humeur et l’optimisme à toute épreuve que l’on ressent en Afrique.

En Occident, l’Église, les grands dirigeants et, pour finir, le progrès technologique sont allés dans le même sens et ont renforcé tour à tour cette croyance : notre mission est de bâtir un avenir meilleur pour nos enfants.
Or, malgré les sacrifices consentis par des dizaines de générations en Europe, force nous est de constater que ce monde meilleur ne semble pas près d’advenir. La tendance est même plutôt à l’inverse. De fait, la nouvelle génération est plus encline à accuser qu’à remercier ses aînés pour ce qu’ils ont fait.

Sacrifier le présent à l’avenir rend-il les hommes plus avisés ? Ne faudrait-il pas plutôt réapprendre à vivre au présent et laisser les générations futures s’occuper du futur ?
Après tout, il n’est pas impossible que cela nous conduise à adopter un comportement plus sensé au quotidien que celui que nous observons aujourd’hui…