Farouche Éthiopie

Farouche Éthiopie

Farouche Éthiopie

Je vous déconseille d’arriver à Addis-Abeba après avoir lu Thesiger !

Thesiger, aventurier et écrivain anglais naquit à Addis en 1910 où il passa toute son enfance. Son père était le chef de la légation britannique auprès de l’empereur Menelik II. Après des études supérieures effectuées en Angleterre, il retourna en Éthiopie sans y exercer de fonction précise. Simplement, il préférait la rude existence des tribus nomades aux suaves salons d’Eton ou de Cambridge, l’aridité des hauts plateaux d’Éthiopie aux pluvieux cottages du Sussex. Il admirait – plus que le sens des affaires de ses compatriotes – l’endurance et les qualités humaines de ceux qui vivaient alors dans le plus simple appareil. À cette époque, les farouches guerriers d’Éthiopie chassaient le lion à la lance pour prouver leur bravoure et portaient en collier les testicules des ennemis tués au combat comme autant de médailles. Ce monde-là n’est plus ! Heureusement ou pas, telle est la question que l’on peut se poser aujourd’hui, un siècle plus tard, en débarquant à Addis-Abeba.

La ville, déjà immense, est en pleine expansion, en pleine effervescence ! Le monde moderne impose sa musique, wagnérienne, à coups de pelleteuses et de bulldozers ! On détruit les vieux quartiers à tour de bras pour construire des tours de plus en plus hautes. Les rues se transforment en autoroutes, bretelles, échangeurs, afin que cinq voitures au moins puissent rouler de front. Au mercato, marché central, l’activité est intense, démentielle. La folie du commerce s’est emparée des hommes. Partout, ça crie, ça court, ça se bouscule ! Des dizaines de milliers de portefaix déchargent des centaines de tonnes de marchandises à la minute, dont une bonne partie de camelote chinoise.
La société est une gigantesque et trépidante fourmilière. Mais ce n’est plus l’Occident qui mène la danse. C’est l’Orient, l’Extrême-Orient.
Bon sang ! Mais que va devenir l’homme dans un monde pareil ? se demande-t-on avant d’être à son tour aspiré dans son tourbillon.

L’Éthiopie est incontestablement un cas intéressant pour suivre l’évolution de l’humanité. Une de nos ancêtres, Lucy, y est née il y a 300 000 ans. Ses ossements sont exposés au musée ethnologique d’Addis-Abeba. Cette petite bonne femme d’à peine 1,20 m avait les épaules un peu voûtées, le bassin pas encore cambré, le port de tête un peu bas, mais elle était debout ! D’après les anthropologues, ce fut l’étape essentielle à partir de laquelle l’Homme entama sa splendide évolution qui le rendit maître du monde.
Les hommes ont bien changé en 300 000 ans, mais moins je crois que lors des cent dernières années. Chez l’Addissois du XIXe siècle, comme partout ailleurs sur la planète, une mutation rapide s’opère. Les épaules se voûtent, les ventres s’arrondissent, les corps se tassent, les cambrures dorsales s’effacent, les échines se courbent vers les écrans des smartphones…
Je pense que les anthropologues ne me contrediront pas si je vois là une nouvelle étape essentielle de l’évolution. Et Dieu sait de quel monde celle-ci nous rendra maîtres… Qu’importe ! L’Éthiopie tente le tout pour le tout ! Elle veut entrer quoi qu’il en coûte dans ce que l’Occident nomme, avec ce subliminal vocabulaire qui le caractérise, l’ère de la modernité.
Un Occidental qui débarque à Addis peut difficilement s’empêcher de penser que la conquête du monde entreprise par sa civilisation au cours des derniers siècles a ouvert une véritable boîte de Pandore dans laquelle le reste de l’humanité s’engouffre à présent sans tenir compte de nos erreurs passées, comme celles de faire circuler les voitures au centre des villes et de construire des cités-dortoirs à leur périphérie. Comme si l’autoroute du progrès ne souffrait ni itinéraire bis ni léger retour en arrière. Quand on y est, on fonce ! Un point c’est tout ! Je trouve qu’après le film Don’t look up, on devrait faire le film Don’t look back !

Malgré tout l’intérêt que représentait la capitale de l’Éthiopie en ce début de XXIe siècle, Addis n’était pas le but de notre voyage. Son but consistait, pour moi, à escorter ma compagne Élodie et, pour elle, à suivre le trajet de la grande muraille verte qui va de Dakar jusqu’à Djibouti. L’étape précédente nous avait conduits jusqu’au Tchad, puis nous avions enjambé le Soudan, en guerre depuis 2021, pour reprendre notre périple en Éthiopie avant de rejoindre Djibouti, terminus du voyage.

L’idée d’Élodie était d’aller à la rencontre des acteurs de cette grande muraille verte, essentiellement des paysans pauvres, de manière humble, écologique et lente, afin de favoriser les échanges et d’observer « la terre vue du sol », comme elle disait. Après le chameau au Tchad, Élodie choisit le vélo pour parcourir l’Éthiopie. Ce qu’elle n’aurait jamais fait si elle avait lu les blogs des voyageurs qui ont tenté l’expérience, donnant ainsi raison au dicton : « Si nous avions su que c’était impossible, nous ne l’aurions pas fait ! »
Première étape, première difficulté : m’acheter un vélo. Élodie avait emporté dans l’avion celui qui l’accompagnait depuis le début de son périple et qu’elle s’était promis de conduire jusqu’à Djibouti. C’était un vieux clou acheté aux puces de Nouakchott et qu’elle aimait bien parce qu’il était de couleur verte, comme la muraille… Manque de chance pour moi, le gouvernement éthiopien avait interdit l’importation de vélos depuis quelques années – parmi un bon nombre de produits d’importation jugés non indispensables – afin de lutter contre la fuite des devises. Après une matinée de recherches, nous finîmes par trouver un vélo dont personne ne voulait : une vraie camelote chinoise hors de prix ! Nous fixâmes nos sacs sur les porte-bagages et quittâmes Addis en bus, car il eût été suicidaire d’emprunter ses voies rapides à vélo. Nous longeâmes, en direction du sud, une banlieue interminable où de gigantesques complexes immobiliers, appelées ici « condominiums », encore aux trois quarts vides, semblaient ne pas douter de l’arrivée prochaine de millions de candidats à l’exode rural. Comme si la capitale – ou ce qu’elle était en train de devenir – allait exercer sur tous les Éthiopiens une force d’attraction gravitationnelle irrésistible. Il faut reconnaître que l’Éthiopie étant le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, 120 à 150 millions d’habitants, ça ne se case pas dans quelques barres d’HLM !
Deux heures d’autoroute plus tard, nous arrivâmes à Ziway, dans la région des grands lacs de la vallée du Rift. La température y est légèrement plus élevée qu’à Addis, car nous étions descendus de 2300 à 1600 m d’altitude. C’était encore tout à fait supportable, notamment pour faire du vélo.

C’est à Ziway que nous découvrîmes pour la première fois cette merveilleuse bestiole qu’est le tuk tuk. Le tuk tuk est le triporteur made in India. Il est léger, peut faire demi-tour sur place, ne consomme presque rien, se répare facilement et ne coûte pas cher à l’achat ! Il est généralement équipé d’un siège à l’avant pour le conducteur et d’une banquette à l’arrière pouvant accueillir trois passagers. Les Éthiopiens parviennent à monter à six, plus les bagages. La bestiole supporte docilement la surcharge. Dans les montées, son moteur de cyclomoteur renâcle, sollicite l’embrayage, mais continue à avancer cahin-caha et, lentement et sûrement, finit par conduire son chargement à bon port. Ici, en Éthiopie, le tuk tuk suscite un engouement absolu ! Les villes de province ressemblent à de véritables « tuktukeries » où il semblerait que la moitié de la population soit constituée de chauffeurs de tuk tuk et l’autre de passagers. Seule Addis les a interdits, suivant l’exemple des grandes villes modernes. Pourtant, ce modèle étant dix fois moins gros qu’une voiture, il me semble que sa version électrique réglerait en grande partie la question du bruit et de l’encombrement des voitures en zone urbaine et périurbaine.
Sur les rives du lac Ziwey, de gigantesques serres – décidément, les bâtisseurs voient tout en grand ici ! – appartenant à la multinationale néerlandaise Afriflora Sher, abritent la plus grosse ferme de roses du monde. Amis européens, sachez que les roses que vous offrez sont cultivées en Éthiopie par des ouvriers payés 75 € par mois, sous des kilomètres de serres qui gâchent le paysage et assèchent le lac !
Après le fleuriste hollandais, c’est au tour du groupe Castel de dérouler ses centaines d’hectares de vignes entre les bords de route et les rives du lac. Mais, nous ne nous sentions pas aussi critiques envers notre éminent compatriote. D’abord parce qu’une bonne partie de sa production s’écoule localement, ensuite parce que son vin, le Rift Valley, est délicieux et qu’il nous apporta un réconfort certain à presque toutes les étapes de ce voyage !
Nous apprîmes par la suite que l’Éthiopie se destine à accueillir une usine Décathlon et que de nombreux autres grands groupes auraient été séduits par ce pays accueillant (pour eux) et disposant d’une importante main-d’œuvre si bon marché. Même les Chinois auraient vu en eux des sous-traitants potentiels. Des sous-sous-traitants en quelque sorte…

Le bus nous déposa à Shashamané où nous descendîmes dans une pension tenue par un couple de rastas français. Ce n’est pas vraiment un hasard, car la ville en accueille une importante communauté. Pour de nombreux rastas, l’Éthiopie représente la terre promise depuis l’avènement de Hailé Sélassié, de son vrai nom Tafari Makonnen. Couronné empereur, Tafari Makonnen, devenu le « Ras Tafari », donna son nom au mouvement rasta. Hasard ou coïncidence, peu avant son couronnement, Marcus Garvey, un leader panafricaniste noir américain, eut une vision : un roi venu d’Afrique serait le nouveau messie. Pour ne pas les décevoir ou les remercier de cette publicité bienvenue, Hailé Sélassié, peu après une tournée triomphale en Jamaïque en 1935, offrit aux Noirs américains désireux de revenir sur la terre de leurs ancêtres un terrain de plusieurs centaines d’hectares à Shashamané. Les admirateurs du Ras Tafari furent les premiers à entreprendre ce retour.
J’avoue, pour ma part, avoir toujours considéré les rastas comme d’inoffensifs rêveurs qui, n’eût été Bob Marley, seraient passés totalement inaperçus dans ce fracassant XXe siècle. Mais je ne peux cacher une certaine admiration pour ces Français qui ont quitté leur pays pour vivre dans le plus complet dénuement à Shashamané. Certains parviennent même à vivre plus pauvrement que l’Éthiopien moyen, c’est dire que Jésus n’aurait pas fait mieux !
Aujourd’hui, alors que le concept de décroissance semble attirer de plus en plus de jeunes de nos riches contrées, le « mouvement » rastafari pourrait connaître un regain d’intérêt. En effet, une des qualités les plus remarquables des rastas est de parvenir à ne rien faire de leur vie. N’est-ce pas là le moyen le plus sûr de sauver la planète ?

Quant à nous, dès le lendemain, une grande aventure nous attendait : la traversée de l’Éthiopie à vélo. À 7 h du matin, nous quittâmes à regret nos aimables hôtes et enfourchâmes nos vélos en direction d’Arba Minch, la grande ville du sud. 250 km de route goudronnée que nous pensions pouvoir boucler tranquillement en trois jours. Mais à peine eûmes-nous quitté Shashamané que nous fûmes interpellés par des hordes de jeunes qui traînaient au bord de la route. À notre seule vue, ils se mirent à hurler et gesticuler ! Les plus surexcités couraient à côté de nos vélos et tentaient de s’accrocher à nos sacs, comme si nous étions deux coureurs du tour de France échappés du peloton ! Sauf que là, en guise d’encouragements, au lieu de « Allez ! Allez ! Allez ! », on nous criait « Money ! Money Money ! » C’était le monde à l’envers ! C’était nous qui faisions le spectacle et c’était nous qui devions les payer ?! Les plus jeunes s’amusaient même à nous jeter des pierres !
Cette hystérie collective commença par nous surprendre et ne tarda pas à nous inquiéter. Car le scénario se répéta tout au long des 70 km qui nous conduisirent de Shashamané à Alaba Kulito. Ce harcèlement constant devint rapidement une épreuve pour les nerfs ! Même si les cailloux que les plus petits nous lançaient n’étaient pas très dangereux, ce geste pour le moins inamical nous rendait agressifs.
Au cours de cette infernale journée, alors que nous croisions un 4×4 de l’ONG « Save the children », j’avoue avoir eu cette pensée coupable : « Pour l’amour de Dieu, don’t save the children ! Educate them or let them die ! ».
Mais bon, derrière les vitres d’un 4×4 climatisé flambant neuf avec chauffeur, on ne voit pas le monde de la même façon !

Ce fut en état de choc que nous parvînmes au bout de cette première journée de vélo. Après une bonne douche et légèrement détendus par quelques bières consommées au bar de notre motel, nous réfléchissions à cet étrange comportement de la jeunesse éthiopienne. Pourquoi ces jeunes nous jetaient-ils des pierres ou nous demandaient-ils de l’argent ? Pensaient-ils sérieusement que nous allions mettre pied à terre pour leur offrir des liasses de billets ? Chacun de ces crétins n’imaginait-il pas qu’il était le dix millième à nous interpeller de la sorte depuis le matin et que cela ne pouvait qu’être exaspérant ?
Ce comportement traduisait un manque total d’éducation. Que l’école ne suivît pas, d’accord. Mais en l’occurrence, il ne s’agissait pas d’éducation scolaire, mais d’éducation tout court. Et sur ce plan, visiblement, les parents non plus ne suivaient pas. Ou plutôt ne suivaient plus, apprîmes-nous par la suite.

Le lendemain, nous reprîmes notre route, un peu plus aguerris et fermement décidés à prévenir tout incident. Nous avions remarqué que nous étions beaucoup plus facilement pris à partie sur nos vélos qu’à pied. Cela tenait probablement à la position vulnérable du cycliste. Quasiment à quatre pattes, les deux mains prises par le guidon, c’est la position de soumission dans le code animal. Le cycliste était une cible parfaite pour des gamins voulant faire leurs premières preuves ! Mais dès que nous mettions pied à terre, le rapport avec nos assaillants changeait.
L’autre technique, pour ne pas avoir à nous arrêter toutes les cinq minutes, consistait à libérer une main du guidon et à nous redresser sur nos selles tout en pédalant. Alors, les lanceurs de pierres retenaient leur geste et les coureurs qui nous poursuivaient en criant comme des chiens prêts à mordre les pneus, restaient à bonne distance d’une baffe éventuelle.
Je remarquai également qu’ils s’en prenaient beaucoup plus volontiers à Élodie qu’à moi. Nos 40 kg d’écart y étaient forcément pour quelque chose ! Dès qu’une bande de gamins apparaissait à l’horizon, Élodie se plaçait à côté de moi, légèrement en retrait et, surtout, du côté opposé aux enfants. Nous étions dans un rapport purement animal. Il s’agissait de se comporter comme tel pour être respecté. Mais j’avoue qu’il n’est pas facile pour un Blanc, éduqué dans une société où il est condamnable de mettre une simple claque à un enfant – fût-il le sien ! –, de menacer avec un bâton d’en frapper toute une bande qui ne sont pas les nôtres ! Ce fut pourtant ce que nous fîmes (les menacer, juste les menacer…) avec de plus en plus de naturel au fil des jours !

Enfin, cette gestion des enfants ne devait pas nous faire oublier le but de ce périple à vélo : rencontrer les paysans, découvrir leurs pratiques agricoles, comprendre leurs choix à venir dans cette Afrique en pleine et rapide mutation. Car c’est là tout l’enjeu de cette Grande Muraille Verte ou GMV.
La GMV est un vaste projet panafricain initié par le président sénégalais Abdoulaye Wade dans les années 2000. L’idée était de planter des arbres pour bloquer l’avancée du désert, d’où le nom de « muraille ». À présent, on compte également sur cette muraille pour lutter contre le réchauffement climatique et fixer les populations qui ont une fâcheuse tendance à vouloir se rendre en Europe ces temps-ci ! C’est la raison de l’extraordinaire longévité de cette idée alors que pratiquement rien n’a encore été fait.
Les acteurs principaux de ce projet sont les paysans de ces contrées sahéliennes, cultivateurs et éleveurs, systématiquement pauvres, relativement isolés et pour la plupart encore parfaitement inconscients de faire partie d’un quelconque projet… Pourtant, de l’évolution de leurs pratiques agricoles dépendra le succès de l’entreprise. S’ils suivent comme les Adissois l’exemple du monde moderne, s’ils s’orientent vers une agriculture intensive et la mécanisation, alors la déforestation et l’exode rural suivront leur cours. Les condominiums d’Addis ne tarderont pas à se remplir, d’autant que, comme nous avons pu le constater sur les bords des routes, la démographie est du genre galopant dans le secteur !
Si, en revanche, ils privilégient l’agroforesterie, plus il y aura de cultures, plus il y aura d’arbres, plus il y aura besoin de main-d’œuvre dans les campagnes. Les trois problèmes qui sont le réchauffement, la désertification et l’exode seront traités.
Si c’est aussi évident, pourquoi hésiter, me direz-vous ? Et pourtant ! Si la ville d’Addis a suivi un mauvais exemple de développement, il est à craindre que les campagnes fassent de même. Car, pour l’une comme pour l’autre, c’est l’industrialisation du monde qui est en marche. Et pour l’industrie, le combat est le même, qu’il s’agisse de vendre des voitures ou des tracteurs, de l’essence ou de l’engrais. Pour l’industrie, ce qui compte n’est pas que les paysans soient occupés dans leurs champs, au contraire, c’est de disposer d’une main-d’œuvre à volonté afin de faire tourner leurs usines et de remplir leurs condominiums. Ce qui intéresse l’industrie, c’est une population acculturée qui dépense son salaire dans ses productions de masse. Ce qui intéresse l’industrie, c’est de faire de l’homme sa chose.

La question que tu te poses, lecteur, je le vois bien, est la même que je me pose dans les moments difficiles : que viennent faire deux cyclistes dans cette histoire ? Revenons donc à nos vélos.
La deuxième étape nous conduisit d’Alaba Kulito à Sodo. 70 km avec 900 m de montée et 500 de descente, c’est de la rigolade sur le papier. Seulement, nous étions assez chargés, avec nos tentes, duvets et tout l’équipement, pour plusieurs mois de voyage, nous avions des vélos pourris et devions éviter les bandes d’enfants sauvages. Seul point à notre avantage, l’étape se déroulait à environ 2000 m d’altitude, rendant la chaleur supportable.
Nous quittâmes notre hôtel à la fraîche, bien décidés à boucler cette étape de bonne heure.

Les premiers kilomètres avalés de bon matin sur les hauts plateaux d’Éthiopie nous emplirent de bonheur. Les paysans se rendaient aux champs à pied ou en charrette, les enfants étaient occupés à conduire leurs petits troupeaux de chèvres ou de vaches. Cette vie champêtre où l’effort physique jouait le rôle d’euphorisant, où le silence recelait les milliers de petites sonorités de la vie, où hommes, animaux et végétaux semblaient vivre au même rythme, dans une forme d’acceptation réciproque… Ce spectacle d’un monde que nous croyions immuable, et que pourtant nous avions perdu, nous emplissait d’une évidente nostalgie. Je ne sais si, en France, la vie champêtre d’avant la mécanisation était réellement un enfer, mais ici, en Éthiopie, les paysans semblaient heureux, et pour tout dire, pétaient la forme !
Évidemment, en matière de vélo comme dans toute épreuve de fond, l’euphorie est de courte durée. Vers 10 heures, première crevaison. Facile à réparer, car j’avais une chambre à air de secours. À10 h 30, deuxième crevaison. Ces chambres à air sont trop fragiles et les pneus sont trop fins. Tout est à l’économie sur ces vélos. Sur chaque pièce, le fabricant a grappillé quelques centimes, la rendant ainsi extrêmement fragile. Son objectif est clair : s’enrichir. Sa seule contrainte : que l’acheteur ait le temps de faire quelques kilomètres afin de tomber en panne suffisamment loin du point de vente.
Il s’agissait maintenant de coller une rustine, ce qui prenait un peu plus de temps. Vers midi, nous attaquions une longue montée. Nous nous arc-boutions sur nos vélos, mais malgré cela, les enfants parvenaient à nous suivre en courant. On comprend pourquoi l’Éthiopie produit les plus grands marathoniens de la planète. Le futur Hailé Gebrsélassié était peut-être dans la bande qui nous harcelait depuis un bon kilomètre ? Quoi qu’il en soit, c’est une épreuve quand on est fatigué, qu’il fait chaud, qu’on est passablement échauffé par deux crevaisons et qu’au lieu de l’habituel farenj ! farenj ! farenj ! (étranger), on nous appelle « Chinois ! Chinois ! Chinois ! » Bon Dieu, comment en est-on arrivé là ? Que des gamins confondent des Blancs et des Chinois ? Que pour eux l’étranger de référence ne soit plus l’Occidental, mais l’Asiatique ? C’est là un signe des temps absolument déprimant !
C’est à ce moment-là, à bout de nerfs probablement, que pour la première fois m’échappa le coup du zèbre. Une détente soudaine et incontrôlable de ma jambe propulsa mon talon vers l’arrière. Touché ! Je me retournai tout en pédalant de plus belle : deux gamins au tapis… Et le reste de la bande arrêtée à côté d’eux, figée de stupeur ! Le temps qu’ils réalisent ce qu’il venait de se passer et ramassent des pierres pour nous caillasser, nous étions hors de portée, d’autant que la pente s’adoucissait et que nous pouvions accélérer. On l’avait échappé belle !

Nous nous arrêtâmes dans le village suivant pour nous restaurer et faire redescendre la pression. Dans les petites gargotes, des femmes préparaient une galette nommée injera, une sorte de grande et épaisse crêpe de blé sur laquelle elles étalaient toutes sortes d’aliments épicés. C’est bourratif et pas cher du tout ! Pour éviter les troubles intestinaux, je recommande de boire du Coca-Cola en même temps. Aucun microbe ne lui résiste !
Après un excellent café servi suivant le mode traditionnel, c’est-à-dire réchauffé dans une poterie en terre cuite et accompagné d’un bloc d’encens incandescent et fumant, nous nous remîmes en route, requinqués et de meilleure humeur. L’Éthiopie revendique le meilleur café du monde. Je ne saurais l’affirmer, mais sa manière de le préparer est certainement la plus raffinée. L’association des odeurs de café et d’encens envoûte les sens.

Il nous restait à peine 20 km pour rejoindre Sodo lorsque la roue arrière de mon vélo se bloqua subitement. Un coup d’œil au dérailleur m’apprit que le pignon arrière s’était dévissé. L’avarie semblait sérieuse. Saleté de vélo chinois ! Je mis pied à terre, retournai mon vélo, le posai à l’envers et commençai à démonter la roue tandis qu’un attroupement se formait autour de nous. Nous étions à l’entrée d’un village et toute la population alentour s’était déjà donné le mot. Deux farenj à vélo tombés en panne, c’était un spectacle à ne pas manquer ! Les vieux poussant les jeunes, les grands bousculant les petits, les gros écrasant les maigres, notre espace vital se réduisit dramatiquement. Deux jeunes parmi les moins habiles de leurs mains voulurent m’aider et agrippaient tout ce que je touchais. De petites pièces indispensables tombèrent dans la poussière. Tout espoir de réparer le vélo sur place s’envola. Nous étions pris au piège, faits comme des touristes !
Il était 15 heures, il faisait chaud et nous étions excédés par cette foule pressante. Je remis la roue tant bien que mal sur son cadre, puis nous poussâmes nos vélos sur le bord de la route. La foule se déplaça avec nous comme un essaim d’abeilles sur un pot de miel. Je dégageais un peu d’espace dès qu’une voiture apparaissait, dans l’espoir de faire du stop. Les rares véhicules ne s’arrêtaient pas. La situation devenait désespérante quand j’avisai un tuk tuk ! J’interpellai le chauffeur, un jeune d’une quinzaine d’années pointant du doigt la route bitumée en criant :

– Sodo ! Sodo ! Sodo !

Simple comme message, non ? Pourtant, quelques bonnes âmes baragouinant deux mots d’anglais voulurent immédiatement jouer les intermédiaires. Une discussion interminable s’ensuivit, à laquelle nous ne comprîmes rien, si ce n’est que plus le nombre d’interlocuteurs augmentait, plus la situation devenait confuse.
Je sortis de ma poche un billet de 1000 birrs (15 euros). Un silence respectueux saisit l’assistance. J’en profitai pour reprendre l’affaire en main, qui s’avéra rapidement entendue tant le regard du jeune chauffeur trahissait une attirance irrépressible pour le billet ainsi tendu. Je poussai Élodie sur la banquette arrière, lui donnai les sacs et voulus atteler les vélos sur les côtés du tuk tuk avec les cordages de nos sacs. Des dizaines de mains s’en mêlèrent, ce qui me prit dix fois plus de temps. Les vélos enfin grossièrement attachés, je sautai à l’arrière du tuk tuk, enjoignis au chauffeur de mettre les gaz au plus vite… Seulement voilà, des dizaines de personnes ayant donné un coup de main estimèrent qu’elles méritaient un pourboire. Elles signifièrent au chauffeur d’attendre. Une nuée de bras se tendirent à l’intérieur du tuk tuk, des mains s’agrippèrent à nos vêtements tel un monstrueux poulpe anthropophage. Des dizaines de visages vociférant des farenj ! farenj ! farenj ! money ! money ! money ! occultaient toute la lumière du jour ! J’exhortai le chauffeur à démarrer pour nous sortir de cet enfer. M’entendit-il ou peut-être eut-il peur que son tuk tuk ne se fît broyer par la pression de la foule ? Le fait est qu’il entreprit de rouler dessus. Celle-ci s’écarta miraculeusement. La lumière du soleil réapparut, servie avec un bon bol d’air frais. Sauvés ! Nous étions sauvés !
Une heure plus tard, ce brave tuk tuk nous déposait devant notre hôtel, à Sodo. Le soir, nous eûmes à peine la force de nous traîner au restaurant. Fin de la deuxième étape.

Le lendemain, je me rendis chez un réparateur de vélos qui connaissait bien toutes les failles de cette camelote chinoise et répara ma roue arrière les yeux fermés en un temps record.
Ce troisième jour devait nous conduire au village de Dorze, situé sur les hauteurs, un peu avant Arba Minch. Dorze était autrefois – c’est à dire avant le covid – un village écotouristique très couru, conseillé dans tous les guides pour ses pratiques agroforestières. Du caviar pour Élodie.
Une longue étape de plus de 100 km nous attendait, avec heureusement beaucoup de descente, sauf les derniers 1 000 m de montée à la fin que nous escomptions faire en tuk tuk. Les débuts s’avérèrent bien agréables – pas de crevaisons, pas de problèmes mécaniques – le long du paisible lac Abaya. D’immenses bananeraies s’étalent le long des rives du lac, occupant l’essentiel de la population. Celle-ci cultive deux types de bananiers, celui qui produit des bananes et l’autre, moins connu, mais non moins utile, appelé ensète.
Nous parvînmes à Dorze vers 16 heures, après une bonne heure de montée en tuk tuk. Si ce n’avait été nos bagages, nous aurions plus vite fait de monter à pied. La population nous réserva un accueil aimable où l’on sentait néanmoins une certaine apathie. Une grande partie de leur économie reposait sur le tourisme et ils n’étaient visiblement plus habitués à vivre sans. Redevenir de simples paysans semblait au-dessus de leurs forces. Depuis la réouverture des frontières, le tourisme n’avait pas encore repris en Éthiopie, en partie en raison de la guerre civile au nord, qui oppose les Oromo et les Amhara et ternit l’image sécuritaire du pays.

Le lendemain matin, nous fîmes le tour balisé du village de Dorze puis, en début d’après-midi, nous entreprîmes de redescendre à vélo vers Arba Minch. Une piste en lacet d’une dizaine de kilomètres permettait de rejoindre la route goudronnée mille mètres plus bas. Des bandes d’enfants désœuvrés semblaient prêtes à toutes les bêtises, ce qui n’était pas très rassurant loin de toute zone habitée. Nous appliquâmes notre plan no 2 qui consistait à foncer tout droit vers celui qui paraissait être le meneur de la bande. D’abord surpris, car il pensait avoir l’initiative, celui-ci s’écartait néanmoins au dernier moment et, le temps qu’il reprenne contenance vis-à-vis de ses camarades, nous étions loin. Hélas, cette technique, qui faisait des merveilles sur terrain plat ou linéaire, s’avérait dangereuse dans une descente en lacet et en mauvais état où nous devions rouler au pas, car les enfants avaient alors tout le loisir de nous caillasser quand nous passions sur le lacet en contrebas. Ils pouvaient même se permettre d’envoyer des pierres plus grosses, ce qui était extrêmement dangereux pour nous qui n’avions pas prévu de casques…
J’avais beau les menacer, ils se savaient irrattrapables. Nous filâmes le plus rapidement possible et nous sentîmes véritablement soulagés en voyant apparaître au loin la route principale. Cette attitude des enfants, totalement irresponsable à défaut d’être véritablement hostile, pose question sur la société éthiopienne d’aujourd’hui. Comment aurait réagi Thesiger devant un tel manque de civilité ? Ne serait-il pas alors resté tranquillement en Angleterre, à discourir sur le monde du haut de sa chaire, sans l’avoir parcouru dans sa chair ? À moins que ce ne soit la même Éthiopie sauvage qui utilise des moyens différents pour éprouver l’étranger de passage ? D’après un vieux Grec que nous avons rencontré sur la fin de notre parcours, installé en Éthiopie depuis Mathusalem, un changement important a commencé à s’opérer dans la société éthiopienne après la chute d’Hailé Sélassié. Le Négus réussit durant son long règne – 50 ans – à maintenir à distance les envahisseurs de toutes sortes. Il était le dernier rempart contre les assauts incessants du monde « moderne ». Après lui, l’Éthiopie s’est laissé envahir par les biens de consommation venant de l’étranger. De telle sorte que les parents sont aujourd’hui tellement occupés à gagner de l’argent qu’ils délaissent l’éducation de leurs enfants.
Voilà le genre de questions que l’on se pose en pédalant, tout en sachant parfaitement que seuls des millions de tours de pédale pourront en venir à bout ! Bien avant cela, nous entrâmes dans Arba Minch, la grande ville du Sud, avec son aéroport, ses universités et ses luxueux resorts. La civilisation… NOTRE civilisation ! Nous y goûtâmes un repos bien mérité, en compagnie de ce délicieux vin de la vallée du Rift.

Nous reprîmes la route deux jours plus tard, en direction de Konso. Une étape de 80 km, dont la principale difficulté risquait d’être la chaleur, car nous étions descendus au-dessous des mille mètres d’altitude. La zone étant nettement moins peuplée que les lieux traversés les jours précédents, nous devions y être plus tranquilles. Avant midi, la chaleur devint insupportable. Nous déjeunâmes dans une gargote et entreprîmes de piquer un petit roupillon à l’écart de la route, en attendant qu’il fît moins chaud. Mais vers 15 heures, nous dûmes repartir, car nous voulions arriver à Konso avant la nuit. À peine un kilomètre plus loin, je sentis mon estomac se soulever, signe indubitable d’un coup de chaud. L’arrêt d’urgence s’imposait. Je m’allongeai sous un arbre au bord de la route, comme à moitié mort. Des femmes et des enfants m’entourèrent rapidement et s’inquiétèrent de mon état, ce qui constituait les premiers signes de compassion depuis notre départ. Nous n’étions plus des farenj ou des distributeurs de billets potentiels, mais des êtres fragiles et vulnérables, comme eux. À ce titre, nous méritions aide et compassion. On nous apporta une natte, des oreillers, on nous proposa du thé, on tressa les cheveux d’Élodie… Comme toutes ces attentions étaient délicieuses ! Je ne regrettai nullement d’être tombé agonisant au bord de la route et fis durer le plaisir bien longtemps après m’être senti mieux.
Nous repartîmes vers 17 heures, après de grandes embrassades et des selfies réciproques. Aucune demande en échange, leur sollicitude était vraiment sincère. La nuit était tout à fait tombée quand nous parvînmes à notre hôtel à Konso, et nous ne tardâmes pas à l’imiter.

Depuis notre départ de Shashamané, malgré la gestion des bandes de gamins, nous avions quand même pu observer le mode de vie des paysans éthiopiens. Leurs maisons étaient construites avec des troncs d’arbres ─ aujourd’hui des eucalyptus ─ collés les uns aux autres et badigeonnés de torchis. Puis, elles étaient recouvertes d’une toiture en tôle. Il y faisait plutôt frais, car leur hauteur atteignait les 4 à 5 m et qu’il n’y avait qu’un rez-de-chaussée. Les cours des maisons jouent le rôle d’enclos pour les animaux grâce à une clôture constituée en général de cactus si serrés les uns contre les autres que pas même une chèvre ne peut la traverser. Un habitat simple, sommaire, efficace, dont le seul article d’importation est la tôle pour la toiture. Celle-ci semble d’ailleurs incontournable dans toute l’Afrique. Seul problème, ce type de construction demande beaucoup d’arbres. Plus de deux cents troncs pour une maison de 20 m2 ! Voilà pourquoi les plantations d’eucalyptus se multiplient sur tout le territoire. L’eucalyptus pousse vite et facilement et constitue une culture de rente intéressante pour les paysans. Hélas, ces plantes appauvrissent les sols, rendant impossible dans leur entourage toute culture associée. Ces plantations d’eucalyptus menacent le subtil équilibre que nous avons apprécié chez les paysans éthiopiens pour qui les cultures de rente se combinent avec les autres cultures et l’élevage domestique, le tout en petite quantité et avec une grande diversité.
À Konso, la spécialité était le moringa. Aujourd’hui en vogue, il est ici connu et utilisé depuis des siècles, constituant un riche apport alimentaire, mais n’apporte presque pas de revenus. Les paysans n’ont donc pas un rond, mais sont bien nourris.

C’est en repartant de Konso en direction de Yabelo que nous eûmes notre plus grande frayeur à vélo. La route traverse une zone frontalière entre la région du sud et la région d’Oromia. Il y a très peu d’habitants et de circulation, ce qui est plutôt agréable pour rouler, mais pas très rassurant en cas de mauvaises rencontres. Après une belle descente, sur une grande ligne droite, nous aperçûmes au loin une bande de jeunes plantés au milieu de la route. Ce n’étaient pas des enfants cette fois-ci, plutôt des adolescents, généralement employés comme main-d’œuvre journalière sur divers chantiers ou dans les champs. Ce jour-là, ils n’avaient pas dû trouver de contrat et traînaient sur la route. Ils tenaient tous une machette à la main, car c’est l’outil universel ici. On apprend quasiment à marcher avec. La bande, constituée d’une quinzaine de jeunes, occupait toute la largeur de la route. L’apparition de deux cyclistes blancs était pour eux une occasion inespérée de se divertir de leur ennui. Il ne fallait surtout pas s’arrêter, au risque d’être rançonnés après d’interminables discussions. Je me redressai sur ma selle et fonçai dans le tas, Élodie dans ma roue, selon notre technique maintes fois éprouvée avec les plus jeunes. Cette fois-ci, pour mettre toutes les chances de notre côté, je tentai une variante, en criant sur un ton joyeux des « hello ! » accompagnés de grands signes de la main. Pour nous arrêter, ils n’avaient d’autre choix que de nous faire chuter lourdement. Mais ce n’étaient pas des délinquants, seulement des désœuvrés. Le passage à l’acte demande réflexion… Trop tard nous étions passés !
En arrivant à Yabelo, mon vélo, qui trouvait que la plaisanterie avait assez duré, refusa obstinément d’aller plus loin, roue arrière bloquée. Et cette fois-ci, il n’y avait pas de réparateur magique, le vélo étant presque inexistant dans cette zone. Yabelo se trouvait sur l’axe routier Addis-Nairobi où passent tant de camions et de bus qu’il serait suicidaire de vouloir y circuler autrement qu’en gros porteur. Même les conducteurs de tuk tuk avaient peur d’y mettre les roues, d’autant qu’ils étaient plus occupés à éviter les trous sur la route qu’à toute autre chose.
Nous prîmes donc le bus pour Yirgalem, une petite localité qu’Élodie tenait à visiter pour ses plantations de café. L’Éthiopie est le premier producteur de café d’Afrique, et du bon ! Sa production est assurée par des dizaines de milliers de petits paysans qui associent le caféier à d’autres cultures vivrières et un peu d’élevage, selon le modèle que nous avons vu partout jusqu’ici. Ce modèle agricole parvient à nourrir ces 120 millions d’Éthiopiens et à en occuper une bonne moitié, tout en exportant quelques denrées alimentaires. Tout cela sans machine et presque sans intrants agricoles importés. Nulle part nous ne vîmes des tracteurs. Les paysans utilisaient des charrettes à âne pour le transport et des charrues à bœuf pour le labour. Évidemment, tous ces paysans étaient pauvres comme Job, mais d’apparence heureuse et en bonne santé.

Cet équilibre complexe qui permet à des millions de personnes de vivre en harmonie avec la nature ─ car le tableau est harmonieux, je vous l’assure ! ─ ne s’est pas construit en un jour. Un peu d’histoire peut nous aider à comprendre cette réussite. L’Éthiopie est un pays à part sur l’échiquier africain, à tel point que l’on se demande parfois si l’on est réellement en Afrique et non pas exclusivement en Éthiopie. Jamais colonisée, en partie occupée par l’Italie fasciste de 1936 à 1941, puis libérée par les alliés, l’Éthiopie a toujours été farouchement indépendante. Cela se vérifie au premier contact, où l’on ne ressent aucune déférence envers les Occidentaux – ici, personne ne vous appellera chef, patron ou boss –, poussant parfois le principe de l’égalité de traitement à l’extrême. Ainsi, nous avons dû faire la queue toute une journée avec les migrants soudanais au bureau de l’immigration d’Addis pour faire prolonger nos visas touristiques !

L’Éthiopie est composée de plusieurs ethnies dont les principales sont les Oromos au centre (actuellement au pouvoir), les Amharas au nord (actuellement en guerre civile), les Tigréens encore plus au nord (à tendance fortement indépendantiste), et à l’ouest, les Afars et les Somaliens que l’on ne présente plus. On devine aisément qu’aucun de ces groupes n’est constitué de clients faciles à administrer. Et pourtant, cela fait 3000 ans que Ménélik Ier, fils du roi Salomon et de la reine de Saba, a fondé le premier empire d’Éthiopie. Cela fait autant d’années que les Éthiopiens, si hétéroclites soient-ils, tentent de bâtir un État suffisamment puissant pour résister aux assauts turcs, arabes, puis occidentaux, sans chercher à s’étendre au-delà. Comme si le but premier de l’Éthiopie était de se préserver du monde extérieur plutôt que de chercher à le conquérir.

À Yirgalem, une réparation de fortune à la roue arrière de mon vélo nous permit de faire une dernière étape sur les pistes de cette région vallonnée extrêmement fertile. Partout des maisons entourées de haies naturelles, des petits champs, des animaux qui paissent, une école par-ci, une église par-là, des enfants qui jouent et des petites échoppes. Ici règne une forte densité de population rurale qui subvient proprement à ses besoins, soit un prototype parfait de muraille verte.
Malheureusement, une dernière panne dans un village peu avant d’arriver au lac Awasa, mit une fin brutale à notre aventure cyclopédiste en Éthiopie. C’était le jour du marché, mais le village entier se pressa toute affaire cessante autour de nous et de nos vélos ! Nous disparaissions littéralement dans la foule qui n’allait pas tarder à nous asphyxier. Je réussis néanmoins à réquisitionner un tuk tuk, harnachai manu militari nos vélos puis sautai sur la banquette arrière – où Élodie s’était réfugiée avec les bagages –, en hurlant go ! go ! go ! au chauffeur. Mais la foule se mit à nous demander de l’argent avec plus de véhémence que la première fois. Des mains voraces déchiraient nos poches et arrachaient les manches de nos chemises. Nous avions depuis longtemps cessé de ranger quoi que ce soit dedans, mais nous tenions quand même au peu de vêtements que nous avions emportés. Je frappai au hasard dans la forêt de bras, déclenchant une véritable empoignade ! Nous étions à deux doigts de nous faire étriper quand un puissant coup de sifflet dispersa instantanément la foule. Un policier à moto, armé d’une badine, se mit à frapper dans le tas des retardataires – prouvant par la même que nous avions encore des progrès à faire en la matière –, sans un regard pour nous, comme s’il méprisait des êtres aussi faibles. Puis, sur ordre du policier, le chauffeur du tuk tuk démarra sans demander son reste ; nous non plus d’ailleurs.

Nous n’étions plus très loin de Shashamané, où nous décidâmes de rentrer le soir même. Après un changement de tuk tuk à Awasa, nous parvînmes avant la nuit à rejoindre sains et saufs la pension de nos amis rastas.
Certains jours, nous avions vraiment envie d’épouser leur philosophie : rester cool en toutes circonstances ! Mais certaines épreuves sont au-dessus de nos forces. Et je défie quiconque de rester cool, rasta ou pas, en parcourant l’Éthiopie à vélo. C’est la raison pour laquelle je leur offris mon vélo après leur avoir raconté nos aventures. Avis aux amateurs !

C’était un peu frustrant d’arrêter là notre voyage. D’autant que la muraille verte se trouvait virtuellement dans le nord de l’Éthiopie, dans la région amhara notamment, actuellement interdite à la circulation pour cause de guerre civile. Cependant, plus qu’une zone géographique, la GMV est un concept. Elle n’a pas vraiment de tracé figé, sa réalité dépend avant tout des pratiques agricoles des paysans vivant dans ces régions, dont les problématiques se rejoignent au nord et au sud de l’Éthiopie.
Si nous ne pouvions pas circuler sur les routes, les airs, en revanche, appartiennent à Ethiopian Airlines qui dessert quotidiennement toutes les grandes villes du pays. Nous observerons donc la grande muraille verte à la façon de Yann Arthus Bertrand et en profiterons pour faire un peu de tourisme dans cette région qui constitue le berceau du christianisme. À Lalibela, nous pûmes visiter ces étonnantes églises monolithiques. Chez nous, la foi déplace les montagnes. Ici, elle est encore plus forte, elle les sculpte ! L’Éthiopie fut le premier pays chrétien et il n’est pas impossible qu’il demeure le dernier tant la ferveur et la foi de ses sujets semblent absolument inaltérables.

Côté muraille verte, en revanche, il fallait faire des efforts d’imagination. Depuis notre hublot, nous contemplions les montagnes pelées où l’on devinait d’anciennes terrasses agricoles. Celles-ci devaient être abandonnées depuis des siècles vu leur état d’effritement. Cette région avait été densément peuplée et intensément cultivée dans le passé. D’après les paysans avec lesquels nous discutions, la déforestation intervenue quelques siècles auparavant aurait été le facteur principal de l’abandon des cultures. Sans arbres pour retenir la terre et absorber l’eau, les terrasses se transformèrent en cascades lors de fortes pluies, emportant bonne terre et jeunes pousses sur leur passage. C’est la raison pour laquelle d’ambitieux projets de reboisement sont prévus dans cette région, connus sous le nom de Green Legacy, nous confia le représentant de la grande muraille verte auprès de l’OUA (Organisation de l’Union africaine) dont l’imposant siège se trouve à Addis. La Green Legacy prévoit de planter des millions d’arbres pour fixer les sols et réhabiliter les terrasses.

Il y a quelques siècles, les agriculteurs-éleveurs avaient accompli un travail titanesque pour édifier des terrasses agricoles sur toutes les collines. Mais ils n’avaient pas réalisé, tant ils étaient absorbés par ces chantiers prométhéens, que pour cultiver, les arbres étaient encore plus importants que les terrasses.
En Occident également, il semble que l’on ait fait le même type de constat, comme le raconte Peter Wohlleben dans son livre Le réseau secret de la nature. Des scientifiques ont récemment découvert que les arbres – l’étude portait sur les résineux – sont capables de sécréter une molécule appelée terpène et de la libérer en bloc dans l’atmosphère au moment opportun, notamment lors des fortes chaleurs. Ces terpènes libérés fixent les molécules d’eau et contribuent à déclencher la pluie… Cette découverte scientifique vient confirmer que ce sont les arbres plus que les hommes qui font la pluie et le beau temps sur terre.

Ce petit tour au nord de l’Éthiopie nous permit de constater que de muraille verte, il n’y en a point, anéantie qu’elle est depuis des lustres. Mais la forte prise de conscience des Éthiopiens alliée à leur foi inébranlable en leur destinée, parviendront à faire reverdir le pays Amhara sitôt la guerre terminée.
De retour à Addis, nous prîmes la route de Djibouti, faisant une halte à Dire Dawa puis à Harare, en territoire somali. Cette région plus chaude, située à 1000 m d’altitude, constituait un terrain d’acclimatation avant de rejoindre la fournaise de Djibouti.
La culture principale ici est le khat, un arbuste dont les feuilles ont des propriétés euphorisantes quand on les mâche longuement. De Dire Dawa jusqu’à Djibouti, de Harare jusqu’à Hargeisa et Mogadiscio, le khat est une véritable institution. À midi, l’activité humaine s’arrête, les groupes d’amis se retrouvent pour brouter du khat jusqu’au soir.
À Harare, nous avons participé à quelques après-midi khat, mais sans vraiment apprécier ce goût amer, le rituel interminable de rumination et de salivation de cette boule de feuille. Après deux ou trois heures, les effets euphorisants et abrutissants se font sentir, comme l’alcool, mais en moins bon et en moins pratique à absorber. Pour les paysans de ces régions, le khat est une culture de rente providentielle qui leur assure une relative prospérité. La production est vendue ou consommée au jour le jour. Pas de stockage ni de conservation à prévoir, il n’y a qu’à planter des arbres et à récolter les feuilles le moment venu. C’est simple comme bonjour. Malgré cela, nous n’avons pas vu d’industrie du khat. Il s’agit là encore de petites exploitations familiales. Certains associent les plantations de khat et celles de café, arbres de taille à peu près égale qui cohabitent pacifiquement.
Par ailleurs, comme le mentionne très justement le guide du Routard, la ville de Harare mérite le détour pour un touriste. C’est la ville où vécut Rimbaud l’aventurier et c’est également une ville sainte de l’islam qui a su maintenir des relations équilibrées, culturelles et commerciales avec ses voisins chrétiens orthodoxes et tribus somalies. Une grande sagesse et un grand art de vivre émanent de ses remparts millénaires.

Ainsi se termine notre périple en Éthiopie, il est temps pour Élodie et moi d’aller voir si la muraille est plus verte du côté de Djibouti. De Harare, nous revenons à Dire Dawa pour prendre le fameux train français qui continue à assurer la ligne jusqu’à la frontière djiboutienne. Nous réservons nos billets la veille pour un départ prévu le lendemain à 11 heures du matin. Nous arrivons à la gare avec armes et bagages à 10 heures, histoire de nous réserver les meilleures places, mais nous ne voyons personne. Aucune activité apparente. Ce n’est pourtant pas encore l’heure du khat. Alors quoi ? Une grève en soutien à la SCNF ? On interroge un quidam qui nous considère de son air ahuri :

— Mais le train est parti depuis ce matin ! nous dit-il dans un anglais rudimentaire.

Oui, parce qu’il faut préciser un point important pour celui qui prévoit de voyager sans guide en Éthiopie. Très peu de locaux parlent anglais, encore moins français, et l’amharique est absolument incompréhensible ! Même les gestes de la main servant à accompagner un propos sont différents, rendant toute communication absolument impossible !

Cette fois-ci, on avait eu de la chance de tomber sur un érudit. Nous lui montrâmes nos billets où il était bien indiqué : convocation 10 h, départ 11 h.

— Il est 10 h 20, où est le train ? nous énervons-nous.

Le gars nous montre l’heure de départ inscrite sur nos tickets et nous confirme :

— Train go ! train go !

Et c’est là, juste avant de secouer cet olibrius, que je comprends notre méprise. En Éthiopie où, décidément, on ne fait rien comme ailleurs, 11 heures du matin signifie 5 heures du matin. Les Éthiopiens considèrent que le jour démarre à l’heure zéro – pourquoi partir avec un handicap se disent-ils ? – 6 heures du matin équivaut ici à minuit ou zéro heure, sachez-le avant de vous pointer à un rendez-vous !

Tant pis pour le train, nous prenons un minibus qui nous dépose en trois heures à la frontière djiboutienne. Comme le veut la science, la chaleur monte au fur et à mesure que l’altitude baisse. Au poste-frontière, c’est l’heure de la sieste. Heureusement, un bar jouxte le poste de police – à moins que ce ne soit l’inverse – et nous buvons des Saint-Georges, notre bière éthiopienne préférée, en attendant que l’agent se réveille. Je repense alors à notre périple en Éthiopie, qui nous poussa si souvent à bout, comme si le Seigneur se jouait de toutes nos petites habitudes d’Occidentaux : notre confort, notre sécurité, notre raison, notre vision du monde….

En Éthiopie, tout ce que nous pensions être les piliers du monde moderne et universel vola en éclat. Même notre conception de l’Afrique était à revoir. Et à chaque fois que nous étions prêts à jeter l’éponge, un miracle se produisit qui nous donna envie de continuer. L’histoire de l’Éthiopie est déjà riche en enseignements. Notre intuition nous dictait que son futur le serait d’autant plus, tant ce « royaume » semble éternel.


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