Des problèmes de santé et des ennuis mécaniques m’amenèrent à faire une escale de plusieurs semaines à Papeete. Mon bateau et mon corps avaient tous deux décidé de faire une halte.
La marina de Papeete, où sommeillent paisiblement une cinquantaine de voiliers, se situe en plein centre-ville. Elle jouit d’une proximité agréable avec les établissements chics de la ville, boutiques, bars et restaurants. Bien que Papeete soit un important port commercial du Pacifique, il y règne une atmosphère débonnaire, semblable à celle des petits ports de plaisance en métropole. Il semblerait que le style polynésien parvienne à imposer son suave tempo à cette brutale activité économique.
C’était la première fois depuis mon départ de Marseille, il y a quatre ans, que je reprenais vraiment contact avec mes compatriotes et leurs préoccupations du moment. J’écoutais le journal de France Inter en podcast le matin à la radio, entamais des conversations de comptoir au café du coin et participais parfois à des discussions animées à l’apéro en fin de journée. Je me rendis compte à quel point j’étais déconnecté. Je m’étais absenté quelques années à peine, mais entre-temps, le monde avait basculé. Je me demandais si un voyageur qui reviendrait après un périple de dix ou vingt ans reconnaîtrait encore le monde qu’il avait quitté.
Je ressentais en même temps un délicieux recul, découvrais d’étonnantes perspectives. Ce sont là les privilèges du voyageur au long cours qu’il est de mon devoir de vous faire partager.
Pour bien comprendre les bouleversements auxquels nous assistons, il faut essayer de les inscrire dans l’Histoire. Hasard des chiffres, j’étais parti presque quatre ans auparavant, et ce que je découvris ici m’emporta quatre siècles en arrière, en l’année 1637. C’est l’année où Descartes publia son Discours de la méthode. Je vous invite à relire ce texte pour vous rendre compte de sa formidable ambition ! Finies les théories religieuses, les superstitions en tous genres, seul le raisonnement logique devait permettre à l’être humain d’avancer. Ce fut la naissance d’une nouvelle manière de penser que l’on appela le cartésianisme. Tous ceux qui ont suivi le programme de l’Éducation nationale ont acquis un esprit cartésien.
Ce discours était osé. À cette époque, l’Église catholique envoyait au bûcher tous ceux qui se livraient à des démonstrations scientifiques pouvant remettre en cause les Saintes Écritures. Cependant, chaque nouvelle découverte provoquait un éclair qui illuminait l’esprit humain, comme si un miracle se produisait, comme si la Vérité apparaissait enfin. Le cartésianisme eut raison des croyances religieuses. Il s’ensuivit le formidable essor des sciences et des techniques qui apporta – et apporte toujours – tant à l’humanité. À tel point que beaucoup en conclurent que le cartésianisme leur avait procuré une intelligence supérieure.
Cependant, il faut bien reconnaître que les comportements humains que nous observons depuis le début du covid tendent à prouver qu’il n’en est rien. À présent, les gens portent un masque sur la bouche et respirent par le nez, l’enlèvent quand ils s’assoient avec leurs semblables et le remettent quand ils s’en vont… Au bistrot, toutes les discussions tournaient autour du covid. On manipulait les chiffres pour appuyer de spécieux raisonnements, on ratiocinait, on coupait les cheveux en quatre… Je ne saurais dire lequel du masque ou du manque d’oxygène accentuait le plus l’air ahuri de mes concitoyens, mais je crois que Sherlock Holmes lui-même n’aurait pu trouver une graine de bon sens par ici.
Chaque samedi, sur la place du Gouvernorat, à Papeete, se tenait une manif contre l’obligation vaccinale. L’ambiance était chaleureuse et colorée. Les mamans aux chapeaux fleuris et amples robes à fleurs vendaient des frites de taro et de la citronnade sur leur stand, comme un pied de nez au MacDo juste en face. Le micro passait de main en main. Les paroles pleines d’humanité et de bon sens se succédaient, entrecoupées d’orchestres locaux. Malgré l’atmosphère on ne peut plus détendue et bon enfant, on sentait une forte exaspération face aux règles sanitaires imposées par la Métropole. Les Tahitiens entendaient défendre leur libre arbitre avec le cœur, l’esprit et, pour certains, les muscles.
Au même moment, à Paris, le gouvernement entendait prolonger le pass sanitaire jusqu’en juillet 2022, mesure qui toucherait aussi la Polynésie par je ne sais quel rapport de dépendance. Or le pass sanitaire équivalait pour beaucoup à une obligation vaccinale. Deux mondes s’affrontaient, deux intelligences se mesuraient : la froide rationalité du gouvernement français, qui use et abuse de l’art de manipuler des sophismes, et la foi irrationnelle des Polynésiens en leur capacité de jugement.
Tous les deux, peuple polynésien et gouvernement français, sont convaincus d’avoir raison. Et tous les deux ont raison, car il y a deux intelligences chez l’homme : l’intelligence naturelle, qui évolue à son rythme depuis la naissance du monde, et celle que nous avons fabriquée de toutes pièces en suivant la méthode de Descartes. La seconde a tendance à étouffer la première presque partout sur la planète, là où l’éducation ne s’est concentrée que sur le développement de la rationalité. Mais il reste des territoires à double culture, comme ici où les deux s’affirment équitablement, et des lieux magiques où le cartésianisme n’a pas encore pénétré. Là, attention, c’est le dépaysement assuré !
Quand ces deux intelligences ont des positions irréconciliables naît la confusion chez l’individu. Pour préserver notre santé mentale et physique, nous sommes tenus de les accorder. Je n’y suis pas parvenu, de là est venu mon problème de santé.
D’après les thérapeutes que j’ai consultés, mon corps a subi de plein fouet cette dualité lors de cette escale à Tahiti où le confinement m’imposa de ne pas naviguer. Cela déclencha en moi un violent lumbago qui m’amena droit aux urgences pour recevoir des piqûres de morphine – soit l’exact effet contraire escompté par cette mesure… Si l’on pouvait faire la somme des effets négatifs et positifs de l’ensemble des mesures prises par des gens cartésiens pour lutter contre le covid, nul doute qu’on laisserait le citoyen suivre un peu plus son instinct pour décider ce qui doit être bon pour lui et son entourage.
Comme tout esprit cartésien, j’ai toujours pensé que plus l’homme devenait rationnel, plus on pouvait s’appuyer sur sa capacité de jugement et plus on pouvait lui faire confiance. Et moins il fallait recourir à des réglementations contraignantes pour maintenir l’ordre et la discipline. Comme un enfant qui grandit et devient conscient, on peut commencer à lui accorder certaines libertés. Cependant, j’ai passé cinquante ans sur cette terre et, autant que je me souvienne, les lois concernant ma propre sécurité n’ont fait que se multiplier et, par conséquent, ma liberté n’a fait que se réduire.
En 1973, une loi imposa la ceinture de sécurité obligatoire au volant. Elle souleva une forte contestation, car elle touchait aux libertés individuelles. Nous en rions presque aujourd’hui tant cette liberté nous paraît lointaine et utopique ! C’est dire le chemin parcouru depuis…
En 2001, les attentats du 11 septembre nous ont véritablement plongés dans l’ère sécuritaire planétaire. Les mesures prises par nos gouvernants pour nous protéger nous mettent plus sûrement en danger que l’absence de mesures. Je trouve par exemple que la façon dont les agents de l’immigration américains nous traitent lors de notre arrivée sur leur territoire a plus de risques de faire de nous des terroristes que de chances d’empêcher leur entrée… Je trouve également que la décision prise par les Occidentaux de classer le Sahel en « no go zone » rendit la zone plus sûrement dangereuse et meurtrière que n’importe quel groupe armé présent dans le secteur.
Ces lois ne rendent pas le monde plus sûr. En revanche, elles rendent l’homme plus bête en le déresponsabilisant.
Il n’y a pas que sur les volets sanitaires et sécuritaires que nous avons des comportements idiots. Sur le plan écologique, nous atteignons des sommets de bêtise. En 1992, le sommet de la Terre, tenu à Rio, posa un diagnostic clair sur l’impact des activités humaines sur la planète. En 2002, à l’ouverture du sommet de la Terre à Johannesburg, devant l’inaction des gouvernements, Jacques Chirac prononçait une phrase qui toucha les esprits : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » En 2021, alors qu’a lieu en ce moment même à Glasgow la COP26, nous polluons bien plus qu’en 1992, et bien plus encore qu’en 2003. À présent, nous regardons brûler notre maison…
Sur le plan économique, c’est carrément le bonnet d’âne. Dans presque tous les secteurs industriels, nos grandes entreprises se livrent au grand jour à des activités dont l’objectif semble être de vouloir à tout prix nous tuer, nous empoisonner, nous asservir, nous ruiner…
On a tendance à croire que toutes ces erreurs sont temporaires et circonstancielles, que les progrès techniques ont fait évoluer la société humaine si rapidement que l’homme n’a pas encore eu le temps de bien s’organiser. Mais ces erreurs se répètent depuis si longtemps à présent et se reproduisent dans de si nombreux domaines qu’on devrait plutôt se demander s’il n’y a pas un problème de fond, si, en définitive, à tout miser sur le cartésianisme sans égard pour notre intelligence profonde, nous ne serions pas devenus des imbéciles…
Il y a quatre cents ans, Descartes voulait aider l’humanité à s’extraire de l’obscurantisme. Mais s’il voyait la façon dont nous tentons de traiter certains sujets aujourd’hui, je suis persuadé qu’il serait le premier à proposer une nouvelle méthode.
Je vous proposerais bien la méthode Depardieu, mais elle ne vaut que pour moi : cela fait quatre ans que je voyage en voilier dans un espace-temps qui m’est propre. C’est ce dont j’ avais besoin pour pouvoir y voir clair et t’écrire ces articles, cher lecteur ! Les longues rêveries devant l’horizon, le simple fait de suivre la courbe du soleil dans le ciel provoquent régulièrement des éclairs qui illuminent mon esprit, comme si un miracle se produisait, comme si la Vérité m’apparaissait enfin.. En revanche, chaque fois que je remets pied à terre, la vaine rationalité de mes contemporains sur des sujets où l’on peut démontrer tout et son contraire me replongent dans les ténèbres de mon époque.
Le bon sens, l’intuition, la transcendance de l’âme, les rêves et toutes les interprétations colorées de notre esprit font partie de l’intelligence naturelle de l’homme. Si nous ne la maintenons pas à l’égal du cartésianisme, si nous ne tablons pas sur elle, nous retomberons plus bas que terre. Elle seule nous permettra de regagner les libertés que nous perdons depuis plus de cinquante ans.
Tout cela n’est pas pour demain. Alors, à Papeete, j’ai mis mon masque sur les yeux et sur les oreilles en attendant de pouvoir reprendre le large.
Encore un texte plein de poésie et de bon sens.
Vivement que le vent souffle vers le large.