Djibouti

Djibouti

— Chef ! Qu’est-ce qu’on attend ? Ça fait deux heures qu’on poireaute !

— On attend que le chef me rappelle, me répondit le sous-chef !

— Il va rappeler aujourd’hui ? Il est déjà 17 heures et la nuit va bientôt tomber, le pressai-je.

— Il va rappeler ! me rassura l’agent de police, tranquillement allongé sur sa natte, tout en effeuillant son bouquet de khat, son téléphone posé en évidence à côté de lui.

Le poste-frontière djibouto-éthiopien est une attraction touristique en soi, il aurait été dommage de passer à côté. Un bâtiment défraîchi autant que désuet, des bureaux où trône du mobilier en fer datant de la Seconde Guerre mondiale, mobilier sur lequel des tonnes de paperasses crasseuses attendent le coup de tampon magique, tampon qui attend de son côté quelques billets non moins magiques. Une chaise de bureau – dont le tissu est comme huilé par les postérieurs ennuyés et transpirants des fonctionnaires qui se sont succédé à ce poste prestigieux – demande grâce, tandis que sa prédécesseure a été mise à disposition des visiteurs à leurs risques et périls.

« Mais qu’importent le matériel et les apparences. Ce qui compte, c’est l’humain ! » semblait se dire notre sous-chef en tenue débraillée, l’uniforme froissé par la position allongée répétée et les pieds nus épanouis n’ayant jamais connu de chaussures de service. On ne pouvait lui donner tort si l’on compare l’accueil des voyageurs étrangers à ce poste-frontière avec celui qui leur est réservé aux postes-frontière suréquipés de notre vieille Europe !
J’en étais là de mes réflexions lorsque le téléphone portable de notre ami se mit à sonner. C’est le chef qui rappelle ! Nous tentâmes d’observer les réactions sur le visage de son subordonné, mais ce dernier raccrocha au bout de trente secondes sans que nous ayons pu déceler le moindre signe positif ou négatif à propos de notre affaire.

— Alors, c’est OK ? lui demanda-t-on avec empressement.

Il ne répondit pas, se leva avec effort et se dirigea vers son bureau en traînant les pieds. Notre impatience lui semblait visiblement déplacée dans le contexte. « Quand on voyage, il ne faut pas être pressé, car l’essence même du voyage se glisse dans les interstices du temps », se dirait-il s’il trouvait utile de philosopher sur le sujet. Tandis que lui se contenta de marmonner à part lui : « Vraiment, ces Blancs…»
Peu après, nous entendîmes deux coups du tampon magique qui résonnèrent comme les coups de marteau d’un commissaire-priseur : adjugé ! Puis le sous-chef nous rendit nos passeports et nous salua d’un laconique « bon voyage ».
Côté djiboutien, les formalités furent beaucoup plus rapides et, surtout, elles se déroulèrent en français ! Cela représentait un confort presque surnaturel après des semaines d’énormes difficultés à communiquer dans un anglais aussi approximatif de part et d’autre. Oh précieuse, merveilleuse francophonie !
La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans Ali Sabieh, première ville djiboutienne située à 15 km de la frontière. Le taxi-brousse nous déposa devant le seul motel du coin. La chambre était sommaire, le restaurant désert et, fait surprenant pour qui venait d’Éthiopie, il ne proposait aucun alcool.

Djibouti… Ce pays a fasciné des générations d’aventuriers, de militaires français et, enfin, de touristes, envoûtés par les récits de Joseph Kessel et d’Henry de Monfreid. Quant à Élodie et moi, nous étions toujours à la poursuite de cette mythique Grande muraille verte qui va de Dakar à Djibouti. Existe-t-elle vraiment ? Existera-t-elle un jour ? Comment ? Pourquoi ? Telles sont les questions auxquelles nous voudrions pouvoir répondre.
En attendant, la question essentielle quand on arrive dans un pays avec un objectif précis est : quelle est la meilleure manière de circuler pour l’atteindre ? En voiture de location, comme le proposent les agences de voyages ? Cela a l’avantage du confort absolu, mais revient à échanger sa télé contre un pare-brise. À pied, comme ces migrants érythréens qui meurent de soif au bord de la route ? Plus assez jeunes ni désespérés pour cela. En chameau, comme Rimbaud qui transportait ses marchandises de Obock, sur les côtes djiboutiennes, à Harar, en Abyssinie ? Hélas ! Les chameaux ont été remplacés par les camions. Les transports en commun ? Ils conviennent pour visiter les gares routières, mais sont nettement moins pratiques pour explorer la campagne. Eh oui, tu l’as deviné, lecteur, il ne nous restait plus que le vélo, encore le vélo !
Hélas, nous n’en avions plus qu’un, ayant sacrifié l’autre comme une offrande à la communauté rasta de Shashamané (cf. Farouche Éthiopie). Il était impossible d’en trouver un à Djibouti, car le cyclisme ne s’était pas encore popularisé dans le pays. Pour tout dire, le concept même semblait encore incompris des autochtones.
Mais il en fallait plus pour arrêter Élodie. Un vélo pour deux, cela nous permettait de fixer les bagages et de nous relayer, l’autre suivant à pied. Nous étions fin février et, fort heureusement, la saison chaude ne s’était pas encore installée. Le projet semblait jouable. Nous prîmes donc la direction de Dikhil dans cet étrange équipage, mi-cycliste, mi-piéton.

Contrairement à ce qui s’était passé en Éthiopie, nous ne fûmes pas assaillis par les enfants. Les populations, plus clairsemées, étaient ici respectueuses des distances. Les gens nous saluaient poliment, dans un français parfait, nous posaient les questions d’usage quand on croise un voyageur et nous laissaient continuer tranquillement notre route. Ils manifestaient même une joie sincère en apprenant que nous étions d’authentiques Français et non des Américains, des Allemands ou autres visages pâles ! Nos ancêtres colonisateurs auraient-ils laissé de si bons souvenirs ici pour que nous méritions cet accueil privilégié ?
Il n’est pas interdit de le penser si l’on sait que Djibouti a une double particularité. Celle de n’avoir pas été conquis par la force, mais acquis par un traité signé en 1862. Avec la construction du canal de Suez qui débuta en 1859, la France recherchait une escale sûre pour ses navires qui se rendaient aux Indes. Quant aux autochtones, tribus afars et issas (autre nom des Somalis), elles vivaient de trafics (ou de commerce suivant le point de vue) entre la Péninsule arabique et la corne de l’Afrique, dont celui des esclaves. Nous n’étions pas concurrents donc faits pour nous entendre. Plus tard, la France y installa sa principale base militaire à l’étranger, permettant à des milliers d’appelés du service national de se faire dépuceler dans les bordels de Djibouti-ville.
L’autre particularité de Djibouti est d’avoir été le dernier pays d’Afrique à accéder à l’indépendance en 1977, sans heurts ni précipitations. Après l’indépendance, les relations restèrent au beau fixe avec la France qui maintint sa base militaire de plus en plus stratégique dans cette région du monde. Malgré quelques infidélités des autorités djiboutiennes qui, devant la manne financière que représentait une base militaire étrangère sur leur sol, ne surent résister à l’offre des Américains, Allemands, Italiens, Turcs, Chinois… d’établir également la leur !
Vous voulez installer votre base militaire à l’étranger ? Vue imprenable sur le Moyen-Orient et la corne de l’Afrique ? La moitié des points chauds du globe à portée d’avion de chasse ? Choisissez Djibouti !
Djibouti est peut-être le pays le plus chaud du monde, mais le seul de la région absolument en paix depuis toujours. Une Suisse africaine, si l’on veut. On se demande si les vrais gagnants de ce grand barnum ce ne sont pas ces tribus afars et issas qui se la coulent douce en touchant leur loyer et en bénéficiant de la protection des plus puissantes armées du globe. Finalement, sous leurs airs d’éleveurs de chameaux, ils sont forts en affaires, ces Afars ! Désolé, il fallait que ça sorte.

Nous écourtâmes l’étape de Dikhil en sautant dans un tuk tuk à la mi-journée, car le trajet était pénible, mis à part une ribambelle de babouins qui faisaient les pitres au bord de la route pour nous distraire. Dikhil se trouvait sur l’axe routier Djibouti-Addis Abeba, qui constitue à l’heure actuelle la principale voie d’approvisionnement de l’Éthiopie, l’Érythrée et le Somaliland ne lui ayant pas encore ouvert un accès à la mer. Un flux continu de camions alimente les besoins des Éthiopiens en produits d’importation, besoins qui donnent le vertige si l’on songe qu’ils sont devenus quasiment universels ! Tout passe par là, sur ce goudron défoncé, bordé de part et d’autre d’un tapis de déchets en plastique comme autant de fanions marquant le passage du consumérisme mondialisé.
Le claquement des amortisseurs à l’agonie qui hurlaient de douleur à chaque fois qu’une roue heurtait un trou et le nuage de poussière soulevé par ces mêmes roues en quête d’un passage plus confortable sur les bas-côtés rendaient cette route inadaptée au cyclotourisme. Nous la quittâmes sans regret le lendemain matin pour nous enfoncer dans le désert en direction du lac Abbé, situé à 80 km de là environ. Le fracas des camions s’effaça, laissant la place au beau silence du désert. Un silence riche où se mêlaient des symphonies animales, végétales et minérales, certaines à peine perceptibles et d’autres tonitruantes comme celle du rollier d’Abyssinie ! Nous croisâmes une famille d’autruches de manière totalement imprévue, ce qui est incroyablement plus jouissif que quand on les voit dans une réserve. Merveilleux imprévus du voyage qui récompensent celui qui n’a pas tout préparé et qui préfère se promener le nez au vent !

À l’hôtel où nous avions essayé de dormir à Dikhil (il se trouvait au bord de la route !), nous avions appris qu’un éco-lodge, la Neem Farm, appartenant à un compatriote, se trouvait à mi-chemin du lac Abbé, ce qui constituait une étape idéale pour des demi-cyclistes. Nous hésitions à dormir dehors, bien que nous eussions tout le matériel pour, car la région était, paraît-il, infestée de hyènes. On nous raconta, pour couper court à nos dernières hésitations, que quelques jours plus tôt, dans un hameau des environs, un enfant qui dormait dehors sur sa natte s’était fait dévorer par une hyène à quelques mètres de ses parents…

Nous atteignîmes la Neem Farm à l’heure du déjeuner, déjeuner auquel le propriétaire nous convia chaleureusement ! Il avait fait préparer une délicieuse chèvre au four – four consistant en une barrique en métal de deux cents litres totalement enterrée, dans laquelle on cuit la chèvre à l’étouffée. Je n’avais jamais vu une chèvre tomber aussi à pic tant j’avais une faim de loup ! Nous fîmes connaissance avec Bruno, la cinquantaine sympathique, barbe à la Thierry Sabine, mi-aventurier mi-homme d’affaires. Il était installé à Djibouti depuis son enfance où il avait peut-être un peu abusé des lectures de Kessel et de De Monfreid. Il connaissait le pays comme sa poche et menait de multiples activités dont la principale concernait les crédits carbone. Ça tombait bien, car ce sujet était en lien avec la Grande muraille verte, les crédits carbone étant un des possibles leviers de financement des projets de reforestation. Je laissai Élodie embrayer sur le sujet tandis que je me faisais resservir de la chèvre sous le regard inquiet du personnel…
L’agréable conversation se poursuivit jusqu’au dessert sous les frondaisons des neems. L’éco-lodge, situé au cœur de la plantation, était une véritable oasis dans le désert aride qui l’entourait. Le neem est un arbre que nous avions croisé tout au long de notre périple depuis Dakar, notamment au bord des routes où leur fonction principale était de procurer de l’ombre. Mais jamais nous n’avions vu une plantation destinée à exploiter ses multiples ressources (médicinale, cosmétique, bio-pesticide…).

— Est-ce que cette plantation donne droit à des crédits carbone ? demandâmes-nous à Bruno.

— Elle est beaucoup trop petite ! Il faut au minimum mille hectares pour prétendre à un projet éligible, nous répondit-il.

Grâce à Bruno, nous en apprîmes un peu plus sur ces crédits carbone. Mis en œuvre en 1997 grâce au protocole de Kyoto, ils permettent aux entreprises polluantes de compenser leurs émissions de CO2 par des projets qui absorbent celui-ci. Il y a donc un marché, une bourse du carbone où se rencontrent acheteurs et vendeurs. D’un côté on recense les entreprises les plus polluantes et on évalue la quantité de CO2 qu’elles émettent annuellement, de l’autre, on identifie les vendeurs de CO2 et on quantifie les capacités d’absorption de CO2 de leur projet, souvent avant même qu’il existe. Les deux principaux labels reconnus internationalement sont VCS et Gold Standard, que seules quelques ONG sont habilitées à délivrer. Il faut, bien entendu, remplir des dossiers – si complexes qu’il faut avoir fait les mêmes écoles que ceux qui les ont pondus  pour espérer pouvoir en venir à bout –, à la suite de quoi les ONG envoient à plusieurs reprises des experts sur le terrain pour enfin, si toutes les conditions sont remplies, après une bonne année de travail et avoir dépensé dans les 100 000 dollars seulement pour l’étude, être habilité à vendre une quantité définie de crédits carbone.
Autant dire qu’un paysan n’a pas la moindre chance d’y accéder. Bruno, en revanche, y était presque parvenu grâce à son projet de protection et de restauration de 1 000 ha de mangrove au sud de Djibouti-ville. Il avait réussi à obtenir du gouvernement une concession de trente ans pour la protection de la zone, ce qui constitue un exploit compte tenu de la pression foncière autour de la capitale. Bruno ainsi que ses équipes, en partenariat avec l’association française Decan et son rigoureux président Bertrand Lafrance (cocorico !), avaient fait du bon boulot. Depuis trois ans, la mangrove regagnait du terrain et le projet semblait crédible et en bonne voie d’être accrédité par les experts…
Mais ce sujet, si passionnant soit-il, empiétait sur la sieste, sacro-sainte à Djibouti. On nous conduisit à notre case, simple et raffinée, avec une délicieuse petite piscine privative sur la terrasse… dans laquelle nous élûmes domicile. Dans la soirée, Bruno, à qui nous exposâmes notre projet de faire le tour de Djibouti avec un vélo pour deux, proposa de nous prêter un second vélo ! Il disposait d’une dizaine de VTT pour ses clients parfois désireux de sortir de leur voiture. Quelle chance de tomber sur le seul propriétaire de vélos de Djibouti dès le deuxième jour de notre périple ! Et quel vélo ! un VTT d’excellente qualité, contrairement à celui que j’avais en Éthiopie ! Élodie allait avoir bien du mal à me suivre maintenant ! jubilai-je.

Nous partîmes dès le lendemain matin en direction du lac Abbé, qui disposait d’un campement touristique à ses abords. Paysages désertiques, curiosités géologiques et petite faune sympathique sont un régal à découvrir en vélo. Nos efforts étaient largement récompensés et nous plaignions les touristes des 4×4 climatisés qui nous dépassaient en trombe pour aller découvrir le lac Abbé. Remarquez, eux aussi semblaient nous plaindre, car ils s’arrêtaient régulièrement pour nous donner des bouteilles d’eau fraîche. Il faut dire qu’il faisait chaud, même si nous n’étions pas encore en pleine saison chaude. Bon Dieu ! qu’est-ce que ça devait être alors ?! Pas étonnant que Djibouti soit classé comme un des pays les plus chauds du globe ! Nous étions cependant assez bien acclimatés, tandis qu’eux, expatriés travaillant à Djibouti pour la plupart, étaient si habitués à la clim qu’ils subissaient comme une claque ou un coup de poing la chaleur extérieure dès qu’ils ouvraient une porte ou une fenêtre. Le confort est une prison, vous dis-je !
Le Campement touristique offrait un point de vue admirable sur ce lac Abbé, paradis des flamants roses. Mais point de muraille verte à l’horizon. Et comme cela ne semblait pas pour demain, nous repartîmes après une nuit de repos en direction du désert du Grand Bara (un désert dans le désert !) et du golfe de Tadjourah.

Afin de rendre justice à la richesse de la nature djiboutienne, il me faut préciser que tout au long de notre périple nous aperçumes une faune assez diversifiée. J’ai déjà parlé des singes, autruches, hyènes qui se baladaient en toute liberté sur l’ensemble du territoire, bénéficiant d’une paix royale de la part des autochtones, vous pouvez ajouter à ceux-là les gazelles, phacochères et même le léopard dans les monts Goda ! Quant aux projets agro-écologiques, on en découvrait également un peu partout, même à Dikhil, initiés par des particuliers plus que par des élans internationaux comme la Grande muraille verte.

Le Grand Bara est une vaste étendue plate comme un billard où un lac se forme lors des grandes pluies. C’est idéal pour poser un avion ou faire du char à voile. En revanche, il faut être un peu plus prudent à vélo et ne pas s’y engager aux heures chaudes. Hélas, nous nous étions ensablés en voulant prendre un raccourci pour le rejoindre, et ce fut seulement après deux heures de marche, en poussant les vélos dans le sable mou, que nous atteignîmes le sol argileux, dur et plat du Grand Bara, où l’on pouvait pédaler gaiement ! Il était 11 heures du matin et déjà des mirages de chaleur apparaissaient tout autour de nous, donnant la sensation de pédaler sur la surface d’un lac, de rouler sur l’eau. Vers 13 heures, nous avions vidé nos gourdes. J’avais la gorge en feu et la tête qui tournait. Je me sentais proche du coup de chaud. Élodie, qui supportait beaucoup mieux la chaleur que moi, semblait pouvoir tenir encore une heure ou deux, le temps de sortir de ce Grand Bara dont nous devinions l’extrémité grâce aux remorques des camions qui glissaient sur l’horizon liquide. La route nationale !
Ne pensant pas pouvoir l’atteindre directement, je décidai de quitter les traces pour me diriger sur le côté gauche où l’on devinait des arbres. Un peu d’ombre me permettrait d’attendre le soir. Hélas, ces arbres disparaissaient au bout d’un ou deux kilomètres, comme dans Tintin au pays de l’or noir. Mourir si près du but, c’est trop bête ! En même temps, c’est sûrement plus fréquent que de mourir loin du but, me consolais-je.
Soudain, une sorte de butte se dessina à l’horizon. Encore un mirage, bien sûr ! Mais je n’avais plus rien à perdre. Mû par une sorte d’instinct, je quittai les dernières traces et fonçai droit dessus en faisant signe à Élodie de me suivre.
La butte ne disparaissait pas. Au contraire, elle devenait de plus en plus réelle. Je pédalai alors comme un forcené, jetant mes dernières forces dans la bataille. Parvenu au pied de la butte, je laissai tomber mon vélo et escaladai son flanc… et que vis-je parvenu à son sommet ? Un bassin rempli d’eau ! Une piscine ! Était-ce un rêve ? Un délire d’homme à l’agonie ? Non ! La butte était un bassin artificiel de rétention d’eau ! Sauvé ! Je courus et plongeai tout habillé dans l’eau miraculeuse.
Nous barbotions depuis un bon quart d’heure quand un troupeau de chèvres, suivi de quelques dromadaires, apparut au sommet de la butte. Les animaux marquèrent un temps d’arrêt, surpris de voir des humains se baigner dans leur abreuvoir, et ils affichèrent, me semble-t-il, un air légèrement désapprobateur. Je ne me trompais pas, car le nomade qui les accompagnait, lui, était franchement outré ! Il trouvait absolument indécent de se baigner et de boire dans l’abreuvoir des bêtes. « Si l’on ne respecte pas la séparation entre les hommes et les bêtes, où va le monde ? », semblait-il penser.
Il se mit à nous enguirlander, précisant que c’était interdit ! Manque de chance pour lui, un panneau indiquant que cette retenue d’eau ayant été financée par la France se trouvait sur les berges. Cela méritait bien une petite compensation, non ? Une baignade en compagnie des biquettes par exemple ? Et puis, franchement, c’est quoi cette barrière entre hommes et bêtes ? Ce besoin de nous classer en deux catégories distinctes ? Une pure invention de l’homme, ni plus ni moins, qui ne repose sur aucune base scientifique ! L’homme descend du singe, ça saute aux yeux, voyons ! C’est difficile à admettre, je sais ! Et peut-être encore plus pour le singe que pour l’homme…
C’est donc sans complexe aucun que je fis l’hippopotame dans cette mare pendant deux bonnes heures, le temps que ma machine refroidisse. Puis, la grosse chaleur étant passée, nous pûmes reprendre nos vélos et atteindre la route nationale moins d’une heure plus tard.

Djibouti est un pays où parviennent à survivre, on ne sait trop comment tant il n’y a rien à brouter, quelques éleveurs de chèvres et petits propriétaires de chameaux. Des tentes en forme d’igloo, appelées daboyta, conçues pour l’extrême chaleur, sont posées çà et là sur l’étendue désertique. Quelques ustensiles de cuisine, une natte et une vache à eau ou une barrique à l’entrée témoignent de l’extrême dénuement des locataires. Non loin de là, un enfant en haillons, assis sur un monticule, surveille du coin de l’œil un maigre troupeau de chèvres, bien plus intéressé par le spectacle de la route. Le sol est si sec que toute culture est impossible. Si le dénuement est synonyme de liberté, alors ces gens-là sont les plus libres de la terre ! D’autant que les femmes sont expertes dans l’art de monter et de démonter leur daboyta. En une journée, le tour est joué !
Nous dormions volontiers à côté de leur campement pour nous protéger des hyènes. Nous échangions quelques amabilités, mais nous sentions bien que nous vivions dans deux univers totalement inaccessibles. Eux flottaient dans une sorte d’intemporalité ou de cycle immuable, éternel. Les baptêmes, les mariages, les décès… et la boucle était bouclée. Nous (les Blancs), nous nous étions donnés pour mission d’améliorer la condition humaine, mission à laquelle nous nous plaisions à donner une importance capitale tout simplement pour ne pas être confronté à l’immuable ! Plus que n’importe quelle religion « théiste », cette mission était devenue sacrée et la véritable colonne vertébrale de notre existence. Notre seule liberté consistait à choisir entre les différents moyens d’y parvenir, et quelle pierre apporter à l’édifice. Mais comme nous étions loin de pouvoir nous libérer de cette mission !

Au croisement de la route de Djibouti-ville, nous virâmes à gauche en direction de Tadjoura et d’Obock. La route, à présent en excellent état, serpentait au milieu d’un somptueux paysage montagneux et toujours aussi désertique. Aucune circulation automobile ne venait troubler notre enthousiasme, lorsque soudain, la mer apparut, d’un bleu magnifique, avec ses moutons bien blancs qui couraient dessus ! Une vague d’émotion nous submergea. Nous repensâmes à l’époque où nous l’avions quittée, plus d’un an auparavant, à Dakar. Que de pays traversés, de chemins parcourus, d’expériences vécues, de connaissances accumulées en un an ! Le voyage densifie l’existence, c’est certain !

Sur cette route, qui surplombait et contournait le golfe de Tadjoura, nous croisâmes des centaines de migrants (deux cents à trois cents par jour en moyenne), des Érythréens qui marchaient ou se reposaient au bord de la route. Ils n’avaient pour tout bagage qu’une bouteille d’eau qu’ils remplissaient au petit bonheur la chance. L’OMI (agence onusienne des migrations) avait disposé des citernes pour eux le long de la route, mais la plupart étaient vides. Certains, manifestement au bord de l’épuisement, avançaient en titubant. Sur nos vélos, cachés derrière nos lunettes Décathlon, nous croisions leurs regards hantés, dévorés par la faim, la soif et la peur de mourir. L’aventure, pour eux, était tout autre, semblaient-ils dire. La mort était constamment sur leurs traces, c’était littéralement marche ou crève. Nulle part une chèvre au four ou un bungalow confortable ne les attendait. Quand nous nous arrêtions au bord de la route, il était impossible d’avaler quoi que ce soit devant de tels regards. Nous prenions un biscuit dans notre paquet et leur donnions le reste. Pour l’eau, nous buvions en cachette, car nous étions limités.
Beaucoup mouraient en chemin, apprîmes-nous par la suite, car les autorités djiboutiennes interdisaient de leur prêter assistance afin de décourager les candidats à l’exil et tout commerce avec les migrants.
Ils venaient à Djibouti au péril de leur vie et au prix d’atroces souffrances, indifférents, semblait-il, aux panneaux d’affichage disséminés tout au long de la route par l’OMI, avec ces messages d’avertissement : « choisissez la vie » ou « prenez un nouveau départ ».
L’Érythrée est-elle si invivable qu’il faille la fuir à tout prix ? questionnions-nous. Pas d’après les Djiboutiens que nous avons interrogés sur le sujet et qui justifiaient ainsi leur politique si cruelle d’apparence. Bien sûr, le travail était mieux payé à Djibouti, car le franc djiboutien est fort, et encore mieux payé dans les capitales des pays du Golfe. Mais on ne saurait réduire les migrations à des questions économiques. Ce qui motivait ces jeunes, c’était aussi et surtout le rêve. Le rêve d’aventure, le rêve d’ailleurs qui anime les hommes depuis la nuit des temps. Ou, si l’on préfère une explication plus terre à terre, ces migrants étaient comme des papillons attirés par la lumière des villes, ils s’y précipitaient au risque de se brûler les ailes…

Pour freiner les migrations, il faudrait stopper les rêves. C’est d’ailleurs un peu ce que tentent de faire les gouvernements Occidentaux depuis une quinzaine d’années en déconseillant, décourageant ou interdisant les voyages entre l’Europe et l’Afrique, aux européens autant qu’aux africains notez bien ! Pour tout vous avouer, chers lecteurs, même à notre petit niveau, en France, de nombreux projets de publications et de reportages sur l’aventure d’Élodie n’ont pas pu aboutir parce qu’elle outrepassait les consignes sécuritaires du Quai d’Orsay !
À présent, les Européens sont priés de rêver à autre chose ! Que l’Histoire est ironique tout de même ! Après avoir voulu faire bénéficier l’humanité de ses lumières, l’Europe sombre dans la peur du noir ! Peur de voyager, peur de l’invasion étrangère… L’Afrique redevient « terra incognita » voire « terra non grata » sur les cartes de notre imaginaire occidental.
Pourtant, nous savons tous, pour avoir été enfants, que l’avenir appartient à ceux qui tentent de réaliser leurs rêves. C’est sans doute cet instinct qui pousse les migrants sur les routes au péril de leur vie et sans doute aussi pourquoi les autorités djiboutiennes les laissent passer…

Tout au fond du golfe de Tadjoura se trouve le lac Assal, point le plus bas du continent – 150 mètres en dessous du niveau de la mer – et magnifique cratère volcanique où des dizaines de mètres de sel se sont accumulés au fil des siècles. Le lac Assal est une curiosité géologique mondiale où les Chinois ont eu la riche idée d’installer une usine d’extraction de sel et un terminal pour supertanker, défigurant ainsi le paysage. Qu’ont-ils pu bien offrir aux autorités djiboutiennes en échange d’un tel saccage des beautés naturelles de leur pays ? Mystère et boule de gomme !
Le lendemain, après plusieurs ascensions de première catégorie qui me valurent d’emporter le prix du maillot à pois, nous atteignîmes Tadjoura. Tadjoura la blanche, Tadjoura la belle alanguie… Un touriste vous en parlera mieux que moi, car nous filâmes directement à l’hôtel du Golfe boire une bière bien fraîche, la première depuis quinze jours ! Il semblerait que les autorités djiboutiennes, en interdisant la vente d’alcool sur tout le territoire, n’aient aucune confiance en la capacité de modération ou de discipline religieuse de leurs concitoyens. On ne trouve de l’alcool qu’à Djibouti-ville – sans quoi les militaires étrangers déserteraient, je suppose – et à l’hôtel du Golfe, dont la clientèle est constituée de ces mêmes militaires. Ils viennent se reposer à Tadjoura, car le climat, rafraîchi par le vent de la mer, est meilleur qu’à Djibouti. Ce que nous fîmes également pendant quelques jours avant de nous rappeler que nous étions là pour un objectif bien précis : la Grande muraille verte ! Afin d’avoir une chance d’apercevoir quelques arbres et des projets agroécologiques, nous décidâmes d’abandonner temporairement nos vélos pour nous rendre à pied dans les montagnes du Day où se situe la forêt du même nom.

Nous gravîmes les pentes des monts Goda, dont les sommets culminent à 1700 mètres d’altitude et où règne une fraîcheur salvatrice. Ici, les nomades se sont légèrement sédentarisés, constituant des hameaux d’une dizaine de huttes. Pour améliorer leur ordinaire, ils s’initiaient à la petite agriculture, aidés en cela par de nombreuses associations et ONG essentiellement françaises, francophonie oblige. Leur plus gros souci était l’eau. D’une part, les ravinements provoqués par les fortes pluies et d’autre part, le manque d’eau entre ces mêmes pluies ! Ces deux problèmes pouvaient être simultanément traités en équipant les lits des rivières de gabions (ces blocs de pierre enfermés dans du grillage). En retenant l’eau, ils freinent les crues dévastatrices et laissent le temps à l’eau de pénétrer dans le sol. Une solution simple dont la mise en œuvre s’est répandue dans cette région grâce à de nombreux financements.
Mais, comme partout ailleurs, le plus important était de reboiser ! Impossible d’y couper ! Rien de tel que les arbres pour fixer l’eau, éviter le ravinement, enrichir les sols et apporter un peu d’ombrage propice aux cultures. Hélas, les Afars, éleveurs de tradition, jugeaient les animaux prioritaires sur les cultures. Résultat, le surpâturage, la difficulté de canaliser certains bergers à tête dure et les dromadaires que les propriétaires laissent pâturer en totale liberté rendaient la régénération naturelle des forêts impossible.
Parvenus à Randa, nous fûmes invités à visiter un projet de fixation des sols par des figuiers de barbarie. Ce cactus pousse tout seul, sans arrosage, et se plante par simple bouturage. Il sert de clôture naturelle et de nourriture pour les chèvres. C’était une solution parmi d’autres pour faire reverdir les monts Goba. L’éleveur qui nous montra son projet propose d’en planter des millions et attend des financements pour cela. À bon entendeur…
Vous l’avez compris, dans cette région, la muraille verte ne demande qu’à voir le jour, mais pas sans financement !

De retour à Tadjoura, nous reprîmes nos vélos pour rejoindre Obock. Une belle étape facilement bouclée en une journée, surtout avec les jambes que nous avions maintenant. À l’entrée d’Obock, nous passâmes devant un immense camp de réfugiés yéménites, plus grand que la ville elle-même ! Au Yémen, les Houthis, en guerre depuis 2014 contre le pouvoir central, gagnent du terrain notamment côté mer Rouge, forçant les non-sympathisants à l’exil. Et ils sont nombreux ! Ce que l’on peut tout à fait comprendre quand on sait que la devise des Houthis est : Dieu est le plus grand, (jusque-là rien à dire, c’est après que ça se gâte), mort à L’Amérique, mort à Israel, malédiction sur les Juifs, victoire à L’Islam ! …
Pour se rendre à Djibouti, ceux-ci n’ont qu’à traverser le Bab el-Mandeb, qui signifie « la porte des lamentations » en arabe, le bien nommé détroit qui sépare la Péninsule arabique de l’Afrique, en prenant soin toutefois de ne pas accoster du côté érythréen ! Sitôt débarqués, ils sont accueillis dans ces camps du UNHCR (United Nations High Commissioner for Refugees), cherchent du travail en ville et finissent par s’y installer tout en gardant une tente au camp (où doivent toujours leur parvenir quelques subsides…).
Obock est la ville historique de l’implantation française sur le territoire des Afars et des Issas, plus tard appelé Djibouti. Que de souvenirs la France possède ici ! La magnifique résidence du gouverneur Lagarde – aujourd’hui en cours de rénovation, mais occupée par un autre gouverneur – domine la ville, tandis que la maison où logeait Rimbaud tombe en ruine. Non loin de là, sur le front de mer, se trouve la maison de Henry de Monfreid, devant laquelle il amarrait son boutre à l’abri de quelques rochers. Son terrain de jeu, les îles Moucha, le Ghoubbet el kharab (qui signife « le gouffre des Démons » pour les arabes qui visiblement appréhendaient cette mer !), la mer Rouge et le golfe d’Aden en permanence sous les yeux ! De quelle formidable liberté il a dû jouir, s’imagine-t-on en contemplant le tableau et en replongeant dans l’époque. Une époque où la technologie n’avait pas encore enfermé le citoyen dans une cage. Une cage dorée peut-être mais une cage quand même !
J’espère que nos enfants et petits-enfants ne se diront pas la même chose de nous plus tard, lisant le récit de nos aventures ! Car cela signifierait que nous aurons continué à construire les murs de notre prison. Cette prison qui est le produit involontaire de notre logique occidentale, de l’aliénation de notre cerveau à une forme extrêmement contaminatrice de rationalité. Éliminant de nos vies l’imprévu, l’inconnu, le risque au profit de la sécurité, des prévisions statistiques et des raccourcis scientifiques !

On ne peut se rendre compte de l’existence de cette prison qu’en voyageant parmi les populations qui n’ont pas la même logique. J’ai bien senti l’autre soir que les nomades dans leur daboyta étaient plus libres que moi, peut-être encore plus libres que De Monfreid et que leur imaginaire les portait bien plus loin dans l’éternité. Nous avons bien senti, en nous en passant pendant quelques semaines, que la technologie tout comme le confort sont des prisons. Nous n’arrivons pas à sortir de ces prisons parce que nous avons peur du vide immense qui nous attend dehors, vide que nous ressentirons immanquablement le temps de nous reconnecter à l’éternité.
Je sentais bien également que le soleil de Djibouti commençait à me taper sur le système et qu’il était temps de rentrer ! Nous embarquâmes sur le ferry qui nous conduisit à Djibouti-ville, de l’autre côté du Golfe. Le chargement et le déchargement de ce ferry constituent un spectacle à ne pas manquer, quoique un peu long. Cela tient au fait que les passagers veulent faire les deux en même temps, ce que l’étroit quai de débarquement – qui ne fait que s’effriter depuis cinquante ans – ne permet pas.

Nous avions hâte de visiter la ville de Djibouti, objet de tant de fantasmes. En se promenant dans ses artères fatiguées, on devine aisément que le rendement n’est pas la priorité de ses habitants. La plupart des bâtiments tombent en ruine, et dès midi, une forme d’apathie s’abat sur la ville. C’est l’heure du khat. Les gens étalent leur natte par terre, sur le trottoir, dans leur boutique, entre deux voitures, n’importe où, et se mettent à brouter leur bouquet de khat jusqu’au soir. Livré quotidiennement tout frais d’Éthiopie, il se dit ici que si un jour la livraison de khat n’a pas lieu, le gouvernement saute. Sauf en saison chaude où même un coup d’État ne risque pas de survenir. Six mois par an, d’avril à octobre, une torpeur générale prend possession de la ville et de ses habitants. Nul besoin alors d’attendre l’heure du khat pour se prélasser sur sa natte.

À Djibouti, nous fûmes accueillis par Roman et Chloé, des jeunes de l’association qui s’occupait du projet de restauration de la mangrove (et des crédits carbone qui vont avec) au sud de Djibouti. Élodie y vit un signe de bon augure, car notre long voyage avait commencé par la visite des mangroves du Sine Saloum, au Sénégal. De mangrove en mangrove, nous avions la sensation d’avoir tendu une passerelle entre Dakar et Djibouti, tissé des liens entre les huit des onze pays de la Grande muraille verte où nous avions pu nous rendre. Nous organisâmes une petite cérémonie d’arrivée sur le site de l’association. Élodie y planta symboliquement un acacia, arbre emblématique du Sahel, et offrit son vélo vert à l’association, tandis que je rendais le mien à Bruno avec d’infinis remerciements.
C’est donc avec le sentiment du devoir accompli que nous allâmes fêter le soir même la fin de notre aventure avec nos hôtes qui nous conduisirent dans les clubs branchés de la capitale. Changement de décor ! Quelle ambiance ! On se serait cru dans la série Kaboul Kitchen avec tous ces Occidentaux, militaires, fonctionnaires onusiens et personnels des ONG en délire ! L’alcool coulait à flots, sans doute indispensable pour oublier le fossé de plus en plus irrémédiable qui nous sépare des tribus du désert vivant dans leurs daboytas.

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