A l’Ouest, rien de nouveau.

A l’Ouest, rien de nouveau.

A mes amis Bamakois.


Le 17 mars à Marseille, s’est tenu le forum Europe-Afrique sur le thème : métropoles européennes et africaines, les actrices de la relance mondiale. Étaient présents le ministre français du commerce extérieur, les responsables de la métropole Aix- Marseille, quelques grandes entreprises européennes désireuses d’accroitre leurs activités en Afrique, et quelques responsables politiques africains venus exposer leurs besoins.

Il faut savoir que la taille des capitales africaines double en moyenne tous les dix ans. Beaucoup de villes africaines dépasseront les dix millions d’habitants avant la fin de la décennie. Sur ce marché prometteur qui consiste à équiper les grandes métropoles africaines, les entreprises européennes, autrefois en position de quasi-monopole, sont à présent en concurrence avec le reste du monde. Comment rester attractives face à des concurrents qui cassent les prix et améliorent sans cesse leurs services ? Voilà un des défis que ce forum veut relever. Défi d’autant plus colossal que l’Europe n’a pas apporté aux capitales africaines une évolution particulièrement remarquable ces vingt-cinq dernières années.
Je peux vous en parler, j’étais aux premières loges.

Je me suis installé à Bamako, capitale du Mali, à la fin des années 90. À cette époque, Bamako était surnommée « la coquette », tant la ville était agréable à vivre. À pied, en vélo, en charrette, en bus ou en voiture, nous nous déplacions avec aisance. Les terrasses des cafés donnaient sur la rue où nous prenions plaisir à contempler le fabuleux spectacle propre aux villes africaines. Un brouhaha composé des différentes langues du Mali et les savoureuses odeurs des marchandises affluant des quatre coins du pays s’invitaient à nos sens en alerte.

À cette époque, je partageais mon temps entre Paris et Bamako. Paris, sous l’impulsion de son nouveau maire, Bertrand Delanoé, commençait à limiter l’usage de la voiture au centre-ville. Les trois voies se transformaient en une voie pour les voitures particulières, une voie pour les transports en commun et le reste pour les vélos et les piétons. Les trottoirs s’élargissaient, on plantait une deuxième rangée d’arbres sur les grands boulevards. Dans toute l’Europe, les grandes agglomérations transformaient leur centre-ville en zone piétonnière.

Au début des années 50, de gigantesques chantiers avaient été entrepris pour faire passer les automobiles au cœur de nos villes. De non moins gigantesques travaux furent nécessaires cinquante ans plus tard pour les en chasser. Pour expliquer ce manque de vision – qualité que l’on est en droit d’attendre des décideurs politiques –, nous pouvons aisément supposer que, déjà à l’époque, les grands industriels influencèrent, trompèrent ou forcèrent la main des politiques afin de faire tourner leurs usines. Car c’est là un des pires maux de l’Occident. L’industrialisation, qui a sorti un temps l’humanité de sa « misère », semble vouée à l’y faire replonger aussi vite.
Enfin, malgré les pressions continues des industriels, la gêne occasionnée par les bagnoles en centre-ville était telle (pollution sonore, atmosphérique et visuelle, gaspillage de temps, d’argent et d’énergie) qu’elle finit par convaincre les politiques de faire marche arrière.

C’est à peu près à ce moment-là que les industriels jetèrent leur dévolu sur les capitales africaines, avec la redoutable efficacité qu’il faut bien leur reconnaître. Tandis que Paris réduisait ses grands boulevards de 3 à 1 voie, Bamako élargissait ses rues de 1 à 3 voies. En moins de deux décennies, Bamako « la coquette » devint une des capitales les plus embouteillées et polluées du monde. On coupa les arbres centenaires pour agrandir les routes, on construisit de gigantesques échangeurs afin de ne laisser aucune chance aux piétons et aux cyclistes. Ils avaient disparu depuis longtemps, mais sait-on jamais… Les cafés n’ont plus de terrasses en plein air, car l’air est devenu irrespirable, le bruit des moteurs couvre les voix des hommes et l’on ne sent plus que l’odeur des gaz d’échappement.

À la fin des années 90, les capitales européennes auraient pu faire bénéficier les capitales africaines de leur expérience et leur éviter ainsi une perte de temps, d’argent, et tous les problèmes de santé engendrés par la pollution. Malheureusement, l’Europe a préféré exporter ses vieilles recettes périmées. Quant aux Africains des villes, ils se sont engouffrés dans la « modernité » sans aucune prudence, comme s’il s’agissait pour eux de rattraper un retard.

Il faut reconnaître que la terminologie qui caractérise les rapports entre l’Europe et l’Afrique depuis le début de l’ère industrielle est édifiante. L’une serait développée, l’autre sous-développée, l’une serait plus avancée, l’autre moins avancée… Le discours est si bien rodé, et depuis si longtemps, que beaucoup d’Africains s’y sont laissé prendre. Car les médias qui prédominent en Afrique sont toujours les médias occidentaux. Tout naturellement, ceux-ci propagent une vision unilatérale du monde, un véritable scénario hollywoodien où l’Europe serait un paradis et l’Afrique un enfer. Ce scénario rassure les Européens sur leur mode de vie autant qu’il contribue à l’émigration massive des jeunes Africains vers l’Europe.

Pour vous faire sentir à quel point ce scénario véhiculé par les médias européens est pitoyable, je continue mon histoire.
La capitale Bamako étant devenue trop polluée à mon goût, je me suis installé en brousse il y a une quinzaine d’années. Le village où j’habite désormais ne possède aucune infrastructure : pas de route carrossable, pas d’eau courante, pas de réseau électrique, pas de décharge… Ce n’est pas pour autant que cette société est moins évoluée que la nôtre. Sur certains plans, elle est même largement en avance !
Son mode de vie est durable, objectif que nous ne sommes pas près d’atteindre. Les erreurs monumentales que nous commettons en Europe, poussés par nos puissantes industries, ne pourraient pas se produire ici. Pour ces sociétés qui ont su conservé leur tradition orale, le pire fléau auquel l’humanité pourrait être confrontée serait la perte de la parole juste. Un monde où l’on pourrait dire tout et n’importe quoi sans être impitoyablement mis au ban de la communauté est un monde qui court à sa perte… Qu’il serait bon que nos politiques, nos industriels et nos journalistes fassent un stage en immersion totale dans ce village !

Les sociétés industrialisées ne sont pas en avance sur les autres parce qu’elles se sont imposées plus par l’hypocrisie que par la ruse. Or l’hypocrisie contrairement à la ruse n’est pas un facteur d’évolution pour l’humanité. 
En revanche, l’hypocrisie, elle, est en perpétuelle évolution dans le langage des industriels. Ils ne parlent plus d’« aide au développement », les africains sont à présent élevés au rang de partenaires. Aujourd’hui, ils préfèrent parler de « partenariat gagnant-gagnant ». Ce qui laisse entendre qu’ils conçoivent aussi des partenariats gagnant-perdant…  

Aujourd’hui les Africains se tournent plus volontiers vers de nouveaux partenaires parce qu’ils ne font plus tout à fait confiance aux Européens. Comment faire confiance à une civilisation qui est capable de défigurer des villes millénaires pour, à peine cinquante ans plus tard, faire marche arrière ? C’est déjà assez déroutant qu’elle ait toujours confiance en elle-même ! Comment faire confiance à des partenaires qui reproduisent en Afrique les erreurs qu’ils ont précédemment commises chez eux ? 
Quelles sont les prochaines solutions que l’Europe proposera à l’Afrique ? Va-t-elle l’inciter à industrialiser l’agriculture et à intensifier l’élevage ? Ces tragiques erreurs que nous avons commises en Europe et dont nous comprenons les conséquences depuis au moins deux décennies ? D’ailleurs, nous observons dans ce domaine le même scénario qu’avec l’automobile : cinquante ans après, malgré la pression constante des lobbies industriels, nous faisons machine arrière…

Les Africains ne trouveront certainement pas plus leur Graal avec leurs nouveaux partenaires qu’avec les Européens. Mais c’est là l’étape indispensable pour parvenir à cette conclusion : l’Afrique est si particulière qu’aucune solution importée ne pourra lui convenir. Elle doit tracer sa propre voie.

Ce forum Europe-Afrique se résuma à un grand raout de businessmen où le mot « milliard » était dans toutes les bouches. La palme revenant à Franck Riester, le ministre du commerce extérieur français, qui avança le chiffre de soixante-dix mille milliards d’euros pour équiper les métropoles d’ici 2100 ! 
Érections dans l’assistance, composée en majorité d’hommes. 
– Vous vous rendez compte ? Soixante-dix mille milliards ! , insista-t-il de peur que nous n’ayons pas assez d’imagination pour visualiser la somme.

Face à de tels visionnaires, je pense qu’un forum Afrique-Europe dans mon petit village au large de Bamako ne serait pas du luxe pour laisser une chance à l’humanité.

Marseille, le 27 mars 2022

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