Pèlerinage au Tchad

Pèlerinage au Tchad

Il est à peine 9 h du matin et le soleil tape déjà fort. Nous marchons collés aux flancs de nos chameaux, qui nous font de l’ombre. Bientôt la température sera insupportable et le soleil passera par-dessus la bosse du chameau. Il faudra se mettre à l’abri et attendre le soir pour reprendre notre marche. Déjà nous sommes à la recherche d’un ombrage, un arbre, un arbuste, un buisson où nous reposer pendant les torrides heures de la journée. Des ombres à l’horizon nous font croire à des arbres, mais ce ne sont que des pierres, ou parfois rien, un mirage qui disparaît… Et encore une demi-heure pour atteindre le prochain mirage d’arbre…

Nos chameliers ne parlent plus. Cela signifie qu’eux aussi commencent à souffrir de la chaleur… Ce n’est pas trop tôt, car ces gars-là sont des durs à cuire ! Ils ne montrent jamais leur degré d’épuisement. À 10 h, Mamat, le chamelier en chef, avise quelques touffes d’herbe et décide de s’arrêter afin que ses chameaux en profitent pour se restaurer. Il remarque également que les Nassaras – c’est nous – ont l’air cuits, mais il n’a aucune pitié pour eux. Pourquoi en avoir ? Les Blancs ont-ils pitié des pauvres nomades comme lui ? se dit-il.

Nous débâtons les bêtes qui portent nos bagages et surtout l’eau sans laquelle nous agoniserions en quelques heures. Nous installons rapidement notre bivouac. Chaque minute compte dans cette course contre le soleil. L’installation est sommaire, car rien n’a été prévu pour notre confort. Nous tendons une couverture entre deux selles de chameau posées debout, les coins de la couverture sont attachés à nos sacs à dos, à des bidons ou à des pierres quand il y en a. Nous ramassons quelques crottes de chameau pour faire le feu, car le bois manque dans le Djourab. La préparation du thé et la cuisine nous occuperont durant ces longues heures d’attente. Allongé sur le sol, le nez à quelques centimètres de la couverture, je sens sur mes vêtements le vent sec et brûlant qui court au ras du sol et je rêve à un petit rosé frais sur une terrasse marseillaise, au soleil printanier jouant avec le mistral vivifiant sur ma peau.

Je me demande si nous ne sommes pas, à ce moment précis, les Blancs les plus « en galère » sur Terre. À moins qu’il y ait, sur quelque océan, des navigateurs naufragés en attente d’être secourus ? Nous sommes otages du désert, otages de chameliers sans pitié et de leurs chameaux aux rires sardoniques. Mais nous, personne ne viendra nous secourir. Parce que nous sommes là de notre plein gré, en touristes, si je puis dire.

L’histoire a commencé six mois plus tôt à Dakar. Élodie, ma compagne aventurière, était partie du Sénégal avec le projet de traverser l’Afrique de Dakar à Djibouti en suivant le trajet de la grande muraille verte. Cette grande muraille est un projet panafricain qui ambitionne de reverdir le Sahel menacé de désertification. Élodie tenait à emprunter les moyens de locomotion traditionnels pour aller à la rencontre des paysans, principaux acteurs de ce projet, à condition qu’ils s’orientent vers l’agroforesterie. Après le vélo, la charrette, la pirogue et le taxi-brousse, c’est tout naturellement qu’elle choisit le chameau pour traverser le désert du Tchad. Et tout aussi naturellement que je tins à l’accompagner.

Guini, l’ami tchadien d’Élodie qui avait organisé cette expédition, nous avait prévenus : les chameliers Gouranes – ou Toubous pour les Français – sont de vrais broussards. Ils n’ont jamais accompagné de Blancs… pour la simple raison qu’il n’y en a jamais eu dans cette région du Tchad ! Élodie était aux anges. On allait partager la vraie vie des nomades et non le simulacre habituellement réservé aux touristes, et c’était précisément ce qu’elle cherchait !

Guini avait prévu de nous amener en 4×4 chez son cousin, un nomade un peu civilisé, comme il disait, qui habitait dans un campement à environ 300 km au nord de N’Djamena, non loin de la ville de Moussoro. Le cousin devait se charger de préparer notre expédition.

L’idée était de traverser à pied, accompagnés de chameaux et de leurs propriétaires, le désert du Borkou et son redoutable erg du Djourab, avant de rejoindre Faya-Largeau, seul point de ravitaillement du parcours – j’avais déjà prévu d’y boire une bière bien fraîche ! Après Faya, nous devions poursuivre notre périple dans le désert de l’Ennedi pour rejoindre les fameux lacs d’Ounianga, terminus de notre méharée. 1 000 km à vol d’oiseau, mais de six à huit semaines de marche pour des bipèdes comme nous.

Les lacs d’Ounianga méritaient, paraît-il, le détour. Classés au patrimoine de l’Unesco, ils constituent la preuve la plus voyante de ce que fut le Sahara il y a quelques milliers d’années, quand les pluies y étaient abondantes. Ces pluies ont rempli d’immenses nappes souterraines dont les résurgences forment des oasis et parfois des lacs quand elles sont aussi puissantes que celles d’Ounianga.

Nous partîmes de N’DJamena à la mi-février 2023. C’était un peu tard pour la saison, car le thermomètre commençait déjà à grimper. Le 4×4 de Guini nous déposa comme prévu au campement du cousin, après quelques pannes tout de même, sans lesquelles on ne se serait pas crus en Afrique. Le campement comptait environ deux cents habitants, répartis en une vingtaine de familles. C’étaient des nomades presque sédentarisés, car ils vivaient là depuis bientôt dix ans, dans des tentes en forme de demi-pastèque appelées yégués. Les yégués sont composées d’arceaux en bois courbe sur lesquels sont cousues des nattes de palmiers doum. Ces constructions sommaires remplissent parfaitement leur rôle : elles protègent du soleil, du vent et de la chaleur – il fait étonnamment frais à l’intérieur. Pratiques pour changer de pâturages, car démontables et remontables à l’infini – les matériaux sont gratuits – et, détail important souvent négligé dans le monde moderne, elles s’intègrent parfaitement dans le paysage !

Chaque famille disposait de trois ou quatre yégués rapprochées. Une pour les hommes, simplement meublée de tapis et de coussins, une pour la cuisine, exclusivement réservée aux femmes, comme on pouvait s’en douter. Cette dernière était généralement équipée d’une “salle de bain” – une bassine d’eau chaude recouverte d’un drap sur laquelle on s’assoit. Une yégué commune, plus grande, où les femmes et les enfants dorment et où les hommes peuvent entrer, mais ne passent pas la nuit, et enfin une quatrième yégué pour les jeunes hommes. Les familles étaient espacées de plusieurs centaines de mètres. Pas la peine de s’installer en plein désert si c’est pour s’entasser les uns sur les autres, pensai-je. En réalité, la raison principale est qu’on ne veut pas mélanger ses chameaux avec ceux des autres. Vous allez comprendre que tout ici tourne autour des chameaux, à tel point que l’on se demande parfois si ce n’est pas le chameau qui a domestiqué l’homme plutôt que l’inverse.

Petite précision pour les scolaires : ce que j’appelle chameaux sont en réalité des dromadaires. Les Toubous les appellent goni en langue gourane, et chameaux quand ils parlent français. Alors, comme cela semblait arranger tout le monde, nous les appelions aussi chameaux !

« Tout est prêt pour notre départ », nous assura le cousin qui avait fait les courses à Moussoro avant notre arrivée. Un gros paquet de thé, un sac de sucre, un sac de dattes, un sac de riz, un sac de farine, un sac d’oignons, des dizaines de paquets de « macaronis » – que nous n’allions pas tarder à avoir en horreur –, des boîtes de tomates concentrées, des paquets de gâteaux secs, des boîtes de thon et de Nescafé, un bidon d’huile et du sel. Treize produits en tout et pour tout. « La bouffe risque d’être monotone », me dis-je. Je regrettais déjà de ne pas avoir pensé à prendre de quoi améliorer l’ordinaire, mais c’était trop tard ! Il n’y avait pas de boutique dans le coin. Et, petit détail qui aura son importance par la suite, le réseau téléphonique s’était subitement interrompu en quittant Moussoro. « Plus rien jusqu’à Faya ! » dit le cousin comme si cette réalité était parfaitement admissible. Nous étions coupés du monde pour un bout de temps. Étrange sensation qui va bien au-delà de ce que l’on s’attend à éprouver pour un accessoire qui n’existait pas il y a seulement vingt ans !

Côté bivouac, l’équipement était tout aussi sommaire : une grosse couverture, deux petits matelas qui se roulent et une natte en plastique. Pour l’eau, de grosses chambres à air de camion coupées et ficelées aux extrémités, quelques petits bidons en plastique recouverts de toile de jute qui font office de gourdes, une théière et deux casseroles cabossées, quelques assiettes et couverts en fer, voilà tout notre matériel…

Le cousin nous présenta nos chameliers, Mamat et Saleh, deux nomades gouranes pur jus qui alignaient trois mots de français à eux deux. Après les salam aleykoum d’usage, nous nous installâmes dans la yégué des hommes. Élodie avait le privilège exclusif de pouvoir y entrer pour le sacro-saint rituel du thé. Nous devions partir le lendemain à l’aube, nous informa le cousin, en sirotant son thé, somptueusement vautré sur son tapis. Sa mission s’arrêtait là et il envisageait visiblement de se reposer le reste de l’année.

Le lendemain matin, nous nous levâmes comme convenu à l’aube, mais ce ne fut que vers midi que les chameaux se garèrent devant notre yégué. Mamat nous expliqua par de grands gestes circulaires qu’il avait dû aller chercher ses chameaux assez loin dans des directions opposées, d’où ce retard de six heures sur l’horaire. Il n’y avait que quatre chameaux sur les cinq prévus, mais le cinquième allait être récupéré en chemin.

Mamat n’avait que trois selles et dut faire le tour des familles voisines pour emprunter les deux selles manquantes. Ce qui, j’imagine, dut lui coûter cher ! Une location de dernière minute quand on est dans le besoin, ça ne pardonne pas, surtout parmi les nomades du désert, toujours à l’affût de rares bonnes affaires. Toutes ces tractations prirent plusieurs heures et ce ne fut que vers 16 h que nous pûmes appareiller en direction du nord. Ce voyage s’annonçait aussi comme une épreuve de patience…

La première étape fut courte et agréable et c’est d’excellente humeur que nous installâmes notre premier bivouac. Nos deux braves chameliers débâtèrent les chameaux, entravèrent leurs pattes avant – une simple corde d’environ 40 cm reliant les chevilles contraint les chameaux à faire de tout petits pas pour se déplacer.

« Cela les empêche d’aller trop loin durant la nuit où ils sont libres d’aller pâturer », m’expliqua Saleh.

En effet, les chameaux ont besoin de pâturer une bonne partie de la nuit quand ils marchent sans manger toute la journée. Résultat : chaque matin, cela peut prendre parfois plus d’une heure pour retrouver nos chameaux si les zones herbeuses sont dispersées. Enfin, ça, c’est le boulot du chamelier, pas le nôtre !

Notre première nuit à la belle étoile dans le désert, comme toutes les suivantes, fut un véritable enchantement. Poser sa natte sur le sable, s’allonger de tout son long après une journée de marche, mettre les mains sous sa nuque et regarder le ciel… Nous plongions dans l’infini avec la nette impression d’avoir l’éternité pour nous.

Les premiers jours du voyage soufflait un vent du nord assez soutenu. Le sable volait et le ciel était voilé. La température était parfaite dans la journée et très froide la nuit, où nous nous recroquevillions autour du feu. À la marche, nous prenions nos marques, abandonnant nos chaussettes et chaussures pour des tongs en plastique bien plus pratiques pour marcher dans le sable. Les chameaux parvenaient à brouter les touffes d’herbe au passage, sans nous ralentir. Le seul problème, comme je le craignais depuis le départ, c’était notre bouffe à nous !

Nos repas se déroulaient invariablement comme suit : thé le matin au réveil – en général vers 5 h 30 – non sucré et avec beaucoup d’eau pour les nassaras, très sucré avec très peu d’eau pour les gouranes, pause Nescafé et dattes vers 8 h, boule (de farine de maïs trempée dans de l’eau chaude et remuée jusqu’à obtenir une boule compacte) ou riz au thon et oignons à midi et, le soir, les fameux macaronis à l’huile à la sauce tomate, parfois agrémentés de viande pourrie quand ils en trouvaient un vieux morceau au fond de leur sac. Pour varier, ils proposaient certains jours de faire les macaronis à midi et la boule ou le riz le soir. Tous les ingrédients étaient bien évidemment de la plus basse qualité possible, car le seul critère retenu par les Tchadiens en général et les nomades en particulier, lors de l’achat, est le prix. Par ailleurs, la réglementation sur les importations de denrées alimentaires étant extrêmement souple en Afrique, les industries du monde trouvent là un marché parfait pour leur rebut. Quant aux produits venant d’Afrique, comme les dattes, nous ne trouvions sur le marché que celles qui n’étaient pas exportables – parce qu’elles étaient trop petites ou trop sèches ou encore attaquées par les vers, mais le plus souvent pour les trois raisons à la fois.

Vous me direz à juste titre que si nous nous attendions à une promenade gastronomique, nous aurions mieux fait de choisir une autre destination que le Tchad. Certes ! Mais il est toujours difficile d’imaginer qu’un fossé puisse être aussi infranchissable entre deux cultures.

Côté condition physique, Élodie et moi sommes plutôt sportifs, surtout Élodie qui pratique le triathlon, dont les fameux « iron man ». Nos chameliers, quant à eux, étaient d’aspect physique quelconque et, mis à part marcher pour rendre visite à des parents ou aller faire leurs courses au marché, ne pratiquaient aucun sport. Ils passaient tout leur temps libre vautrés sur leurs tapis, à boire du thé et à discuter. Nous pensions donc être largement à la hauteur sur ce point. L’avenir nous donnera tort. Si nous étions des « iron men », eux étaient des « titane men » !

Nous nous étions fixé comme objectif  d’avancer en moyenne de 25 km par jour en direction de faya. Mon téléphone n’avait peut-être plus de réseau, mais son GPS fonctionnait encore et me permettait de suivre notre progression. À ce rythme, il nous faudrait vingt jours pour rejoindre Faya-Largeau, distante d’environ 500 km. 25 km par jour, c’est de la rigolade, pensez-vous ? Erreur ! Nous devions en moyenne parcourir 35 km pour atteindre l’objectif, car dans le monde des nomades du désert, on doit passer par les puits, qui ne sont pas légion dans cette région. Et, pour une raison qui m’échappe encore, nos chameliers avaient peu de réserves d’eau : quatre chambres à air – dont une fuyait – d’environ 50 litres chacune, soit de 150 à 200 litres d’eau au total. Ce qui théoriquement était suffisant pour nous quatre pendant quatre jours à raison de 10 litres par personne et par jour. J’en buvais facilement cinq ou six, me douchais avec un seul, le reste était réservé à la cuisine et la toilette. Les chameaux pouvaient facilement tenir cinq jours sans boire, mais nos chameliers préféraient, par précaution, les faire boire tous les trois jours quand c’était possible. Il nous fallait donc d’atteindre un puits tous les trois jours, quitte parfois à perdre une journée pour en rejoindre un qui n’était pas sur le chemin…

Depuis notre départ, toute leur organisation – leur improvisation, devrais-je dire – heurtait profondément notre logique. Tout semblait à l’avenant : les selles, les cordages, les harnachements, les réserves d’eau… Même leurs tongs étaient rafistolées ! De plus, ils ne faisaient presque jamais de stock de bois, s’attendant à en trouver au bivouac, ce qui n’était pas systématique. Nous devions alors partir à la recherche de crottes de chameaux, un combustible de substitution, pour alimenter notre maigre foyer. On ne part pas pour 1 000 km dans le désert avec des godasses rafistolées, des cordages bouffés par le soleil, des outres qui fuient… et j’en passe !

Les nassaras non, les Toubous si ! Les Occidentaux aiment être prévoyants, tandis que les Toubous comptent presque entièrement sur la providence – technique très efficace, soit-dit en passant, pour combattre le stress !

Le sable mou, les terrains très rocailleux et le vent parfois violent qui soufflait systématiquement de face en cette saison ralentissaient beaucoup notre progression. Mais les pires ennemis du marcheur du désert sont de loin la chaleur et le soleil. Les rayons du soleil sont des lances qui vous transpercent la peau à travers vos vêtements, la chaleur un marteau qui vous assomme – particulièrement dans le Djourab. C’est « l’enclume où le soleil frappe ! », comme disait le chérif Ali à Lawrence d’Arabie avant de traverser le désert du Néfoud. Là, tout déplacement entre 10 h et 17 h devenait impossible et également tout véritable repos, car il n’est pas facile de dormir quand on a trop chaud.

Ainsi, pour tenir notre objectif de 25 km par jour, nous devions marcher de sept à huit heures d’un très bon pas. Dans le Djourab, nous marchions entre 6 h et 10 h le matin, et entre 17 h et 20 h ou 21 h le soir. Et à chaque pause, il fallait installer le bivouac, chercher du bois ou des crottes de chameau pour la cuisine… Tu comprends maintenant pourquoi ces ridicules 25 km pouvaient rendre nos journées exténuantes ?

J’entends ton rire sarcastique, lecteur ! Pourquoi ne montiez-vous pas sur les chameaux ? A-t-on déjà vu quelqu’un louer un véhicule pour marcher à côté ? Monter sur un chameau, comme on le pratique sur la plage d’Agadir ou dans les faubourgs de Ouarzazate, c’est amusant une heure ou deux. Mais ça devient vite lassant et épuisant pour qui n’est pas né dessus, d’autant que les selles de nos chameliers étaient sommaires et inconfortables. Ainsi, nous ne montions qu’en cas d’extrême fatigue ou de malaise, et alors le danger de tomber du chameau – une chute de plus de deux mètres – n’était pas exclu…

Pour parfaire le tableau, nos chameliers étaient durs à la marche. Tout en tirant leurs chameaux par la bride, ils parvenaient à maintenir une allure de 5,5 km/h pendant des heures entières, sans le moindre ralentissement, même dans le sable mou. À chaque fois que nous faisions une courte pause, un arrêt pipi ou une photo, nous devions impérativement courir pour les rattraper, car ils n’attendaient jamais. Dans leur culture nomade, c’est celui qui s’arrête qui doit ensuite cavaler pour rejoindre la caravane.

Il y a de magnifiques paysages dans le désert. Des formations rocheuses à moitié englouties par le sable, d’immenses cordons dunaires aux courbes sensuelles… Ça, c’est le désert carte postale qui séduit tant les touristes. En réalité, le désert ressemble le plus souvent à un grand terrain plat avec de petits cailloux et quelques maigres dunes qui se promènent par-ci par-là au gré du vent. C’est un paysage très monotone qui peut s’avérer vite déprimant quand on n’y est pas habitué. Aucun repère n’accroche le regard, on a l’impression de marcher à contresens sur un tapis roulant. Pas de col ou de sommet à atteindre, pas d’objectif à se fixer. D’autant que nous, les nassaras, ne voyions rien. Les nomades, eux, remarquaient plein de choses qui éveillaient leur curiosité. Les traces de hyènes ou d’addax sur le sable, le comportement des oiseaux, l’ombre d’un bosquet de doum à l’horizon qui signale une nappe souterraine, des monticules dont Mamat avait entendu parler et qui lui permettaient de s’orienter. Chaque observation, loin de toute considération esthétique, comme c’est généralement le cas pour les nassaras, pouvait leur fournir des informations utiles : la présence d’un puits, d’herbes pour les chameaux ou d’éventuels campements nomades.

Pour rendre notre marche moins pénible, nous devions nous acclimater au plus vite et prendre exemple sur nos chameliers. J’essayais de comprendre comment ils pouvaient marcher pendant des heures sans souffrance apparente, sans même avoir l’air d’y penser. Ils souffraient physiquement sans doute autant que nous, mais psychiquement beaucoup moins. Durant les longues étapes, je remarquais qu’ils parlaient sans cesse, afin d’entretenir coûte que coûte une conversation. Mais que trouvaient-ils à se dire ? C’était peut-être juste une technique pour ne pas éprouver de la fatigue. Au début, Élodie et moi parlions de temps et temps, puis le silence retombait et, avec le silence, le poids de l’effort. Au fil des jours, nous nous forcions à bavarder comme eux, juste pour ne plus sentir la fatigue. Je constatais également qu’ils étaient incapables de nous dire combien d’heures de marche il fallait pour atteindre tel puits ou telle oasis. Ils n’avaient pas l’heure et ne l’avaient jamais eue. Pour eux, les heures ne comptaient pas et on ne comptait pas les heures. À chaque fois que nous leur demandions « À quelle heure on arrive ? », comme des enfants capricieux, ils répondaient « ce soir », ou « demain midi », ou « demain soir »… Mais c’était juste pour se débarrasser de questions qu’ils ne comprenaient pas et semblaient même désapprouver. Comme si le temps sur cette terre n’appartenait qu’à Dieu. Ainsi, pour moins souffrir des marches interminables, nous devions nous débarrasser de nos montres d’abord, mais aussi et surtout de notre notion du temps. Ma troisième observation concernait leur sens de l’orientation. Comment parvenaient-ils à marcher parfaitement en ligne droite sur des dizaines de kilomètres, en bavassant sans cesse ? S’aidaient-ils de repères visuels successifs que nous ne voyions pas ? De la direction du vent, du soleil ou des dunes ? Je posais la question à Mamat qui m’affirma que non ! Cap au nord, avec un poil d’est (ce qui correspondait 350 ° sur mon GPS), me dit-il. Mamat avait donc une boussole intégré dans le crâne. Comme tout animal migrateur en somme. Et probablement comme tout homme avant l’invention du GPS, me dis-je…

Même au terme de plusieurs semaines de marche, l’entente avec nos chameliers, qui avaient manifestement hérité du caractère de leurs bêtes, n’était pas évidente. Élodie et moi avions tenté sans succès de leur expliquer que nous étions des clients, avions payé – cher – pour ce voyage et qu’à ce titre, ils étaient à notre service. Rien n’y faisait. Dans le désert, ce n’est pas le client qui est roi, c’est le chameau ! Nous avions souvent eu l’envie de les planter là, mais c’était impossible. Notre autonomie sans les chameaux ne dépassait pas 25 km, alors que nous nous trouvions presque en permanence à plus de 100 km de toute piste connue. Quant à les contraindre par la force, il n’y fallait pas songer. Non seulement ils avaient un AK47 sous leurs couvertures, mais de plus, attaché par une lanière de cuir sur l’avant-bras, un poignard extrêmement bien effilé – ils en portaient parfois un second sur la cheville au cas où le premier leur échapperait ! Ces gars-là étaient prêts à tout moment à engager un combat au fusil-mitrailleur ou au couteau… C’est sans doute la raison pour laquelle les groupes terroristes comme Boko Haram ne pénètrent jamais dans le Borkou et se contentent de camper aux abords du lac Tchad, dans la zone frontalière avec le Cameroun et le Nigéria. Ces djihadistes ont renoncé depuis longtemps à terroriser les Toubous, et comme je les comprends !

Je fais un petit aparté en passant sur la situation sécuritaire au Sahel. À ce jour, seul le Tchad permet à des touristes dans notre genre de se balader sans escorte dans le Sahara. Hommage donc aux Toubous qui, par leur caractère indomptable, empêchent toute forme de banditisme de s’installer sur leur territoire, aussi vaste soit-il !

Quant au ministère des Affaires étrangères français, si nous l’avions écouté, Élodie n’aurait pas dépassé le Sénégal. Nous avons préféré faire confiance aux autorités locales, qui partout, notamment au Mali, au Burkina et au Niger, où les attaques sont nombreuses, se sont montrées sourcilleuses au sujet de notre sécurité et bien informées.

Ami voyageur, si tu tiens à ta liberté, suis les conseils d’un voyageur plutôt que ceux de bureaucrates sédentaires !

Après plusieurs semaines passées ensemble, nos chameliers ne comprenaient toujours pas ce que deux nassaras venaient fabriquer dans leur désert. « Vous possédez une voiture ? » me demandèrent-ils un jour. « Oui, nous en avons même plusieurs ! » les rassurai-je. « Mais alors, pourquoi vous marchez ? » s’étranglèrent-ils ! « Pour libérer notre esprit », me dis-je à part moi, car je doutais d’être compris.

Même en Occident où de plus en plus d’automobilistes préfèrent se déplacer à pied ou à vélo quand c’est possible, la relation entre nos innovations et notre aliénation n’est pas encore bien identifiée. En quoi une innovation me sert-elle ? En quoi me dessert-elle ? C’est une question que l’on se pose rarement dans nos sociétés quand on décide de la mettre sur le marché. Comme s’il était admis que nous saurions naturellement en faire un bon usage.

C’est là un scénario hollywoodien sur lequel il convient de revenir. Prenons l’exemple de l’automobile. A-t-elle vraiment rendu service à l’humanité ?

Je lui reconnais indéniablement un côté ludique et sensationnel. Comme la vitesse est grisante ! Mais sur le plan de la simple vitesse de déplacement, qui est l’argument commercial majeur de ce produit, on peut douter de la pertinence de l’automobile.

Certes, une voiture file à plus de 100 km/h alors qu’un piéton aussi performant que Mamat dépasse difficilement les 5 km/h. Mais si on inclut le temps qu’il a fallu pour concevoir, construire et promouvoir cette voiture, le temps qu’il a fallu pour aménager les routes, ponts, tunnels, parkings, le temps qu’il a fallu pour extraire le pétrole, le raffiner et le proposer à la pompe, le temps que prend l’entretien des routes et des véhicules… Si vous additionnez tout ce temps et le divisez par le nombre de kilomètres parcourus en automobile, je ne suis pas sûr qu’on excède les 5 km/h. Rien qu’en termes de vitesse de déplacement, on aurait plus vite fait d’y aller à pied !Sur les plans physique et spirituel surtout, la voiture ne rend pas service à l’homme. La marche est bien meilleure pour sa santé que cette « caisse » qui le trimbale.Et si vous ajoutez à cela la destruction de l’environnement, la défiguration des villes, la pollution sonore et visuelle que produisent ces véhicules, vous ne douterez pas une seconde que l’automobile individuelle est l’innovation la plus désastreuse que l’Occident ait jamais mise sur le marché !

Mais bon ! Trêve de divagation et revenons à nos chameaux.
Tout ne fut pas que souffrance dans ce voyage, loin de là ! Un des plus grands bonheurs du marcheur du désert est l’arrivée au puits. Un simple trou dans le sol, parfois matérialisé par un pneu ou quelques morceaux de bois. Quand le puits est peu profond, moins d’un mètre, l’eau est généralement saumâtre et sent l’urine de chameau qui s’infiltre dans le sol quand les chameaux viennent s’abreuver. Mais quand l’eau se trouve à plusieurs mètres sous la surface, elle est claire et fraîche comme de l’eau de source. Et là, nous éprouvions un bonheur sans nom à la boire directement dans l’outre, à nous en verser sur la tête, à la faire ruisseler sur nos vêtements ! Jamais je n’avais ressenti pareil rafraîchissement et n’aurais troqué cette eau contre aucune bière au monde !

Parfois, le puits que cherchait Mamat, qui était déjà passé dans cette région trois ou quatre années auparavant, était ensablé. Il fallait alors creuser des heures pour obtenir quelques litres d’eau sableuse qui nous permettrait de tenir le temps de trouver un autre puits. Là, notre moral en prenait un coup. Nous devions économiser chaque centilitre d’eau. Finie la petite douche du soir, un simple petit litre d’eau qui délassait si bien le corps. Et si la vaisselle se nettoie facilement avec du sable, pour les fesses, c’est nettement moins agréable ! Quant au papier toilette, n’y pensez même pas ! Il semblerait que nous soyons les seuls au monde à ne pas encore avoir compris que l’eau lave tandis que le papier ne fait qu’essuyer ! Le papier toilette est sans nul doute la deuxième pire trouvaille de l’Occident après l’automobile.

L’autre plus grand bonheur du marcheur du désert ce sont les nuits à la belle étoile. Dès que nous nous arrêtions au petit soir, nous nous allongions sur notre natte et, dans un silence religieux, attendions que les étoiles fissent leur apparition. D’abord Vénus et Jupiter, puis toutes les autres emplissaient peu à peu le ciel. Libéré des griffes du soleil et de l’étau de la chaleur, notre corps goûtait les délices de la fraîcheur nocturne. Alors notre esprit se détachait facilement de lui pour rejoindre le ciel infini. Nous nous sentions infimes, comme un grain de sable dans le désert, heureux d’être si petits et d’appartenir à une si grande splendeur. Nos chameliers faisaient leur prière. Face à l’est, ils se prosternaient et posaient leur front contre le sable. Ce geste d’humilité absolue exprimait exactement ce que nous ressentions.

Allah Akbar ! Allah Akbar ! répétaient-ils sans cesse ! Dieu est grand ! Tout le monde s’accorde là-dessus, je pense. Non, le problème vient surtout du fait que l’Homme est un minus et qu’il a du mal à l’accepter !

Au bout de trois semaines de marche, nous approchâmes de Faya-Largeau. Quelques kilomètres avant Faya, nous avions longé une piste au bord d’un ancien lac asséché où l’on ramasse le natron. Le natron est une sorte de croûte obtenue par évaporation, témoin d’un temps où le désert était parsemé de lacs et les pluies abondantes… Les cultivateurs l’utilisent pour fertiliser leur sol et il a de multiples utilisations qui remontent à l’Antiquité. Quelques kilomètres plus loin, nous croisâmes notre premier véhicule depuis trois semaines. À cause de nos chèches sur le nez, de nos lunettes de soleil et de nos vêtements couvrant tout le corps, le conducteur n’avait pas dû remarquer que nous étions des Blancs. Il nous toisa, nous quatre et nos cinq chameaux, maigres, dépenaillés et poussiéreux. Son regard dédaigneux exprimait un indiscutable sentiment de supériorité sur les piétons, à l’exact opposé de ce que nous ressentions. Après cette longue marche, nous nous sentions plus libres, plus forts, plus spirituels que cet automobiliste avachi dans sa bagnole.

En pénétrant dans la ville, nous apprîmes avec stupeur que nos compatriotes de la force Barkhane avaient un camp à deux pas de là ! Il y avait donc des Blancs ici ? Nous n’en avions pas vu depuis des semaines ! J’imaginai qu’il devait y avoir une boutique à l’intérieur, avec du vin rouge et du camembert, et décidai de frapper au portail. La porte s’entrouvrit d’un centimètre sur un compatriote en uniforme immaculé, visiblement sur la défensive. Je ne sais si c’est à cause de ma tenue, mais mes explications ne passaient pas et je fus manu militari éconduit. Comme si, malgré notre nationalité française commune, nous appartenions à deux mondes séparés. Ils vivent cloitrés dans des camps tandis que nous nous baladons librement dans le désert et dormons sur la natte avec les nomades. Pourtant, combien cette expérience leur serait utile ! Et agréable aussi ! Ces terribles frustrations qu’ils s’infligent sont, selon moi, une des raisons de l’échec de leurs missions au Sahel en général et au Mali en particulier.

À Faya-Largeau, il n’y a pas d’hôtel et pas de véritable restaurant ni d’épicerie digne de ce nom. Le réseau téléphonique était en panne la plupart du temps, de même que les réseaux d’eau et d’électricité. La civilisation était arrivée ici, mais épuisée par les quarante-huit heures de piste qu’il lui avait fallu pour venir de N’Djamena…
Le sous-sol de Faya est gorgé d’eau. Une grande palmeraie entoure la ville où de nombreux puits artésiens alimentent un important un réseau d’irrigation. L’eau souterraine surgit sous pression dans ces conduits aménagés, court dans les canaux et permet de pratiquer le maraîchage au milieu des dattiers. Faya pourrait être une magnifique oasis. Malheureusement, elle est plus habitée par des militaires que par des paysans. Au lieu d’une muraille verte, ceux-ci construisent des camps entourés de barbelés… Mais comme nous allons le voir par la suite, il n’est pas interdit aux militaires de se reconvertir.

Nos chameliers firent le ravitaillement et prirent des informations sur le parcours jusqu’à Ounianga et, après deux jours de repos chez un de leurs cousins, nous repartîmes dans le désert. Comme s’il nous manquait déjà !

Le désert de l’Ennedi est plus montagneux, les paysages plus variés que dans le Djourab et il y fait moins chaud. Nous y croisons également plus de nomades. En général, trois ou quatre familles installent leur campement pour quelques mois, le temps que les chamelles mettent bas et que les chamelons grandissent un peu. Elles choisissent une zone où il y a des pâturages pour les chameaux et de l’eau accessible, puis montent leurs yégués en une journée et creusent un puits à proximité. Elles peuvent alors laisser leurs chameaux partir en divagation dans le désert – ainsi dit-on des chameaux qui se promènent en liberté. Les chameaux ne reviennent que quand ils ont soif, parfois au bout d’un mois ! Alors l’homme, dans toute sa splendeur, puise de l’eau pour ses chameaux qui, en guise de remerciement, lui font des mamours sur la tête.

L’accueil dans ces campements est très variable. Si aucun lien de parenté n’est trouvé entre nos chameliers et ces familles, il peut être très froid. Mais si un lien de parenté existe, ce qui arrive deux fois sur trois – d’où l’intérêt d’avoir une bonne mémoire – c’est une tout autre chose. On nous offre le meilleur ombrage, on nous apporte du lait de chamelle, d’abord, et à manger ensuite. Parfois, si notre hôte est assez aisé, il égorge une chèvre que nous dévorons immédiatement.

Même dans les campements où ils étaient inconnus, nos chameliers disposaient d’un atout non négligeable pour favoriser un accueil privilégié. C’était nous, les nassaras, qui éveillions la curiosité de ces nomades parmi les plus isolés du monde. Certains adultes n’en avaient encore jamais vu ! Ils nous connaissaient cependant de réputation et pensaient que nous étions tous docteurs ! D’où l’appellation très répandue dans tout le Sahel de toubab pour désigner les Blancs, qui vient du mot arabe toubib, docteur. Donc, pour ne pas les décevoir, nous donnions du paracétamol pour soigner tous les maux. C’était tout ce que nous avions dans notre pharmacie.

Dans l’Ennedi, les grandes nappes d’eau souterraines favorisent l’existence d’oasis. Là, les nomades se sédentarisent. Ils cultivent les dattiers, certains font du maraîchage, d’autres élèvent en plus des chameaux, des moutons ou des chèvres.
C’est à Bembéchi que nous rencontrâmes l’homme le plus extraordinaire de notre périple. Moussa était un ancien militaire de l’armée tchadienne reconverti en agriculteur. En une dizaine d’années à peine, à force de ténacité, Moussa avait su recréer une véritable oasis, plantant des centaines de dattiers sous lesquels il faisait du maraîchage. Ses qualités de Toubou indomptable lui avaient permis de dompter le désert. Après quelques années à trimer seul, sa famille, basée à Faya, avait fini par le rejoindre dans sa brousse. Les conditions de vie qu’il y avait créées étaient devenues meilleures que celles d’une ville comme Faya – qui n’avait pas mis la barre très haut, il faut bien l’avouer ! Ils étaient à présent une cinquantaine à vivre à Bembéchi, tribu sur laquelle Moussa veillait tel un patriarche. Il était comme une courroie de transmission entre l’amour que la terre lui avait donné et sa communauté.
Un de ses neveux, lettré, avait créé une école, d’autres avaient construit une mosquée. Bembéchi était devenu un petit village sorti du sable par la force et la volonté d’un seul homme ! Mamat, notre chamelier, qui était passé par là quelques années auparavant, n’en revenait pas.

L’oasis de Bembéchi n’est qu’une petite pierre dans cette grande muraille verte, mais celle-ci, de par sa constitution même, la rendait possible. Si tous les militaires et les combattants de tout bord qui constituent aujourd’hui la majorité de la population du Sahara devenaient agriculteurs comme Moussa, il ne fait aucun doute que le désert passerait alors du rouge au vert en quelques années !

Nous parvînmes à Ouadi Doum cinq ou six jours plus tard, après un énorme détour pour contourner la base aérienne que les Libyens ont eu la sympathique idée de miner avant de déguerpir. Il nous fallut marcher une interminable journée pour contourner cette zone minée où, paraît-il, on entend parfois des chameaux qui sautent. J’imaginais ces pauvres chameaux en apesanteur se demander, juste avant de mourir, comment une telle méchanceté pouvait exister… De nombreuses carcasses de blindés jalonnaient notre parcours, témoins figés des terribles combats qui s’engagèrent dans les années 1986 et 1987 entre les Libyens et les Tchadiens. Les Tchadiens gagnèrent la guerre grâce à l’aide de la France et de leurs efficaces missiles Milan dont nos chameliers gardaient un souvenir ému.

Aujourd’hui, Ouadi Doum est redevenu une paisible oasis dont la population dépasse les mille habitants, plus ou moins sédentarisés. Cependant, l’habitat reste la tente yégué, si jolie et si commode pour déménager du jour au lendemain. Ici, contrairement aux petits campements, les chefs de famille nomment un représentant afin de parler en leur nom devant tous ceux qui arrivent de l’extérieur. Nous devions aller nous présenter à lui en arrivant, expliquer d’où nous venions, où nous allions et le but de notre mission. Au Tchad, un Blanc doit impérativement avoir un ordre de mission s’il ne veut pas avoir de sérieux problèmes ! Le nôtre était : visite de la grande muraille verte. Personne ne savait où elle se trouvait ni en quoi elle consistait, mais peu importait… Nous avions une mission !

Alors qu’à N’Djamena tout le monde était devenu accro au téléphone portable, nous fûmes assez surpris d’apprendre qu’ici, les chefs de famille avaient refusé l’installation d’antennes téléphoniques, pourtant proposées avec insistance par les opérateurs. Ils redoutaient une modification trop brutale de leur mode de vie. I En se connectant à ce nouvel univers, ils risquaient de se déconnecter de leur communauté et de leurs traditions.
En Occident, nous n’avons pas encore assez de recul pour savoir si le téléphone connecté est la troisième pire innovation de tous les temps, mais c’est déjà certainement la plus invasive ! Cela faisait plus d’un mois que nous étions totalement hors connexion et nous en ressentions déjà les immenses bienfaits. Une pensée plus claire, la sensation de retrouver la maîtrise du temps – l’impression d’avoir l’éternité pour soi dont je vous parlais le premier soir, au bivouac. Quand on se déconnecte d’internet, notre être se reconnecte à l’Univers, et je pense qu’il n’y perd pas au change !

Quelles chances avait cette poignée de nomades d’empêcher l’avancée de la technologie ? Déjà les satellites de Musk passaient au-dessus de leur tête, déjà les Toyota remplaçaient les chameaux pour le transport des marchandises… Aucune, bien sûr ! Et ils le savaient bien. Ils cherchaient juste à gagner du temps afin de profiter encore quelques instants du monde d’hier.
Pourquoi les Occidentaux inondent-ils impitoyablement le monde de leurs nouvelles technologies ? Pourquoi cette précipitation ? Rien ne presse après tout ! Nous nous en sommes passés pendant des millions d’années, ça peut bien encore attendre dix ou vingt ans ! se disaient-ils.

Voilà quarante jours que nous marchons dans le désert. À présent, notre pas épouse le pas de nos chameliers, notre boussole interne nous indique le cap avec précision, notre esprit épouse le vent du désert. Nous souffrons moins des longues marches sans halte. Maintenant, Élodie et moi parlons sans interruption de tout et de rien, et de choses que nous n’aurions pas abordées sans cet impératif. Comme nos chameliers, nous comptons beaucoup plus sur la providence pour trouver du bois, de l’eau, le réconfort d’un arbre ou une yégué accueillante. Nous nous sentons aussi plus légers – d’ailleurs, nous avons perdu pas mal de kilos ! Mais pas seulement.

Ce mode de vie nomade a commencé à opérer d’énormes changements dans nos esprits. Privés de confort, de douceurs gustatives, de technologies, de divertissements…, notre extrême dénuement nous a irrésistiblement éloignés de l’Occident. Notre existence est devenue très simple : marcher, trouver de l’eau, se nourrir, se reposer, s’orienter, observer les signes. C’est peut-être ainsi, la vie animale. Mais notre esprit, au lieu de retourner dans les ténèbres, comme nous le craignions, en l’absence de stimulation intellectuelle et de soutiens technologiques, semble de plus en plus éveillé. Dans ce dépouillement absolu, dans cette monotonie spatiale et temporelle, nous percevons la quintessence de la vie.

Les effets bénéfiques de la marche longue durée sur notre esprit sont connus depuis longtemps. C’est d’ailleurs le but des pèlerinages en tout genre, de Compostelle à la Mecque en passant par Palitana. C’est aussi le but du carême. C’est la raison pour laquelle ces épreuves sont inscrites depuis toujours dans nos traditions religieuses. Et comme à chaque époque ses démons, aujourd’hui, pour parvenir à ses fins – libérer son esprit, il faut ajouter à ces épreuves une totale déconnexion de nos outils technologiques. C’est peut-être la plus salutaire des trois aujourd’hui, ce qui signifierait que les amish n’ont pas complètement tort, contrairement à ce que prétend notre président !

En définitive, en cherchant la grande muraille verte à travers le désert tchadien, nous avons accompli un pèlerinage, un carême et un stage chez les amish réunis ! Rien d’étonnant à ce que cela ait pu engendrer dans nos esprits libérés quelques belles envolées mystiques ! Élodie et moi nous sommes promis de renouveler cette expérience chaque année. Pas forcément au Tchad, mais nécessairement dans un univers libre de technologie – au moins sans voiture et sans connexion – en espérant qu’il en restera dans les années futures ! Je conseille vivement aux jeunes générations de protéger les derniers espaces sur Terre où l’on peut encore marcher librement pendant quarante jours.

Et c’est donc en parfaite santé physique et spirituelle que nous sommes parvenus aux lacs d’Ounianga, où nous nous sommes baignés, comme Jésus dans le Jourdain.

Comments (14)

  1. Bien loin de Champoléon mais juste en tout cas.
    À bientôt si tu repasses par ici.

    Lise

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    Lise Bellynck - 18 juin 2023
    1. Coucou lise
      Merci pour l appréciation.
      A bientôt sûrement

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      herve depardieu - 18 juin 2023
  2. Purifiante lecture, magnifiques photos et méditation assurée sur le sujet. Wouaw 🙏 Quid de cette Grande Muraille verte chère à Abdoulaye Wade??

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    Semega Dom - 18 juin 2023
    1. a part au Senegal, c’est encore embryonnaire dans les autres pays qu’Elodie a traversé.

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      herve depardieu - 20 juin 2023
  3. Bravo, original et passionnant.
    L’effort jusqu’à la souffrance fait peut être partie du bonheur.
    Bonne suite
    Hervé le loup

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    Hervé d'HAUTHUILLE - 18 juin 2023
  4. Bravo encore belle leçon de vie ! Quelle bonheur de te lire et j’ai hâte de lire vos prochaines aventures!

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    Villatte - 18 juin 2023
    1. merci laure ! on se repose un peu d’abord et on repart 🙂

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      herve depardieu - 20 juin 2023
  5. Quelle belle aventure au Tchad que je ne connais pas!!!

    Petit Saharien passionné, lecteur de Théodore, ce texte me parle énormément !!!

    Merci Hervé pour ce texte. Sûrement un texte de référence pour les amateurs d’aventures sahariennes.
    Bravo à Elodie et à toi.
    Pour ma part et pour vivre le désert, je prépare une aventure avec quatre personnes, le Tour du Guelb el Richaat en Mauritanie en février. Ce sera une aventure plus confortable, j’ai déjà défini toutes les étapes , je sais où sont les points!!!

    Super merci!!!!

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    Jacques - 19 juin 2023
    1. Merci Jacques !

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      herve depardieu - 20 juin 2023
  6. Bravo👏👏👏
    Et je confirme en tant que Toubou et je dirais machallah et désormais tu fais partie des Toubous,🤜🤛
    Jamais, nous même n’avons défini une voyage de telle façon
    Je suis Toubou à l’étranger mais j’ai eu une sensation de me faire revivre dans le désert du Djourab Anichi

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    Abakar Youssouf Haroun - 20 juin 2023
  7. Hervé tu es un mec incroyable, bravo à Élodie aussi pour cette aventure ( une de plus ) vécue dans le désert du Tchad. Quelle belle vie bien remplie! François de «Porquerolles ».

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    François Moreau - 21 juin 2023
    1. Merci François . En fait j ai surtout suivi Elodie . je n y serais jamais allé seul, préférant depuis quelques années me prélasser dans le pacifique…

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      herve depardieu - 28 juin 2023
  8. Un carnet de voyage hors du temps, de notre temps, de mon temps….. Inspirant, émouvant et encourageant ! Même certainement éprouvant.
    Merci Hervé (et Elodie) pour ce partage et chapeau bas à vous 2.. Je vous embrasse et vous souhaite force pour la suite ; aussi variée soit-elle ! A bientôt.
    Servane

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    DOMENJOD Servane - 27 juin 2023
  9. Tu m’as souvent fait rêver, et là, tu m’as même fait rire, ce qui est nouveau! Merci Hervé et bonjour Elodie!

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    Bartolini - 4 juillet 2023

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