Gilet jaune,mon frère

Gilet jaune, j’entends que tu manifestes en France, que tu te plains des augmentations d’ impôts, et des taxes en tout genre, de la hausse du coût de la vie, de la baisse de ton pouvoir d’achat. Tu dis ne plus pouvoir joindre les deux bouts, et être obligé de bouffer de la merde pour vivre. Tu te plains d’être de plus en plus pauvre au lieu d’être de plus en plus riche comme c’était prévu par la croissance. Ta colère, dis tu, c’est le vase qui déborde, car cela fait des années voire des décennies qu’il se remplit de toutes tes déceptions.

Moi, je suis un français résidant au Mali. C’est un poste d’observation particulièrement intéressant dans cette affaire.

Dans ma cour à Bamako, nous avons un poste de télévision public, où les désoeuvrés se retrouvent le soir (j’ai limité la jauge à 20 places si c’est ta question…). Nous recevons les chaines francophones comme TV5 monde et France 24, qui nous informent de ce qu’il se passe en France en temps réel. Alors sache que les Gilets jaunes sont devenus un sujet qui nous passionnent ici, et les commentaires vont bon train dans le public, surtout lors des interviews de manifestants.

Je suis, pour ma part, plutôt satisfait que les africains aient une autre image de la France que celle d’Epinal. Qu’ils comprennent qu’il y a aussi beaucoup de pauvres là-bas, des millions de pauvres, et de toutes les origines. Cela nous rapproche, nous devenons ainsi « frères dans la galère ». Mais pour les maliens, voir les français descendre dans la rue pour crier leur misère est déconcertant.

Un jour, nous entendons le témoignage d’une jeune femme blanche de 30 ans environ. Elle disait qu’elle ne pouvait pas s’en sortir avec 1200 euros par mois avec ses 2 enfants. Stupeur dans l’assistance ! Convertis en francs CFA, cela fait plus de 800 000 !! Mes voisins touchent en moyenne dans les 100 000, soit 150 euros par mois, et s’estiment plutôt bien lotis. –

– «  Bien sûr ! » , me direz-vous, « Mais ce n’est pas comparable ! Le coût de la vie n’est pas le même, les habitudes de consommation non plus….Et puis on ne doit pas se comparer aux plus pauvres, mais aux plus riches… (On reviendra sur ce point).  Ce serait plutôt au reste du monde de prendre la France comme exemple, car c’est le pays le plus avancé en matière de protection sociale, et d’éducation gratuite…. Nos acquis sociaux, nos droits de citoyens, sont un modèle pour le monde, et le résultat de deux siècles de manifestations et de luttes. Ils sont la gloire du peuple de France qui depuis la révolution de 1789, ne se laisse pas marcher sur les pieds !! »

Je comprends ta colère et je ne cherche pas à donner à la France l’Afrique en exemple sur ces points précis, mais plutôt, si tu le veux bien, t’offrir de nouvelles perspectives à ce qui me semble bien être une impasse.

Un autre jour, nous entendons un autre gilet jaune se plaindre de ne pouvoir se rendre à son travail, situé à plus de 50 kilomètres de son domicile, qu’en voiture, faute de transport en commun. Et manque de pot (d’échappement), il venait d’acheter un modèle diesel, juste avant que celui-ci ne devienne plus cher que l’essence !…. Propriétaire d’une maison, d’un travail stable et d’une voiture neuve, ce monsieur manifestait contre la hausse du prix du carburant.

Questionnements et rires dans l’assistance :

– « Pourquoi il ne déménage pas celui-là ? » me demande t’on.

– « C’est culturel, trop long à vous expliquer » éludais-je.

– « Ils ont tout ça et ils ne sont pas contents ? » me demande Dolo, le gardien.

Il faut dire que lui rêve depuis toujours d’aller en « Françi », comme des millions d’autres (ou même des milliards!!), juste pour gagner le Smic, afin de pouvoir en envoyer la moitié à sa famille. Serait-il trop tard ? Wari bana (l’argent est fini) ? se demande-t-il. De la part du pays émetteur de monnaie, cela lui parait incroyable.

Ici au Mali, comme la majorité de la population mondiale, la plupart des gens n’ont pas de voiture, pas de travail stable, pas d’assurances, ni de chômage, ni de retraite, ni de formation professionnelle gratuite. Dans mon quartier, la plupart des habitants se lèvent chaque matin avec moins de 3 euros en poche, donnent 1,5 euros à leur(s) femme(s) pour l’achat des « condiments » (la nourriture pour la journée et pour toute la famille), achètent une recharge téléphonique pour 50 centimes d’euro, 1/2 litre d’essence pour leur moto (50 centimes), 1 ticket de tiercé au cas où, et s’en vont avec les centimes qu’ils leur restent prendre un solide petit déjeuner avant de se lancer à la recherche d’un travail de journalier. Tout cela afin de rentrer chez eux le soir avec un minimum de 3 euros pour pouvoir payer les mêmes choses le lendemain matin. Sachant qu’un journalier sans qualification est payé en général 2 euros par jour pour un travail harassant, ce n’est pas gagné… Et bien sûr, ils n’ont ni livret d’ épargne, ni compte en banque !

Ce sont des champions de la précarité. Mais cela n’empêche ni la bonne humeur, ni la vie de suivre son cours. En cas de gros soucis, on fait le tour des amis et de la famille, pour demander un coup de main. Cela entretient aussi les relations, le tissu social comme on dit…

– « Ce n’est pas comparable !!! » me direz-vous encore avec humeur, si vous n’avez pas jeté mon article à la poubelle avant la fin du dernier paragraphe. « En France, 3 euros ce n’est même pas le prix du paquet de cigarette ! Depuis 2 siècles, notre développement économique nous a permis de financer un système social ultra perfectionné. Une situation tout à fait différente de celle d’une nation jeune et, qui plus est, sous développée, que vous avez le culot de comparer à la nôtre ! »

Vous remarquerez dans cet article qu’on en revient toujours à ce qui est comparable ou pas. Un pays pauvre est-il comparable à un pays riche ? Les problèmes ou la vie des pauvres sont-ils comparables aux problèmes ou à la vie des riches ?

Tant que cela restait entre nous, pas de problème ! Mais aujourd’hui que tout se sait, que les nouvelles sont diffusées partout et qu’en plus, on parle et comprend parfaitement le français dans beaucoup de pays, alors oui, Gilet jaune, à l’étranger, on compare ta situation à la sienne. De la même façon qu’en 1789, vaillant peuple de France, tu comparais la situation des nobles à la tienne.

Aujourd’hui, sur la planète, c’est toi le noble qui ne se rend pas compte de tes privilèges, tellement tu y es habitué. Trouves-tu normal de gagner à compétences égales 5 fois plus qu’un travailleur d’un autre pays ? Penses-tu que cette situation peut durer au su et au vu de tous ?

Une autre chose qui devient comparable, ce sont nos envies. Aujourd’hui, nous avons tous les mêmes besoins : d’outils informatique, de moyens de déplacement, de confort domestique, de voyages…pour lesquels nous partageons les mêmes fournisseurs. Alors oui, obligatoirement, nous comparons.

Et de notre point de vue, tu devrais être le plus heureux de la terre. Mais, ça ne semble pas être le cas, vue la bonne humeur qui règne en général chez nous, en Afrique. Pourquoi ? C’est ce que tu dois chercher à comprendre, car je crains, si tu continues sur cette voie, que ça n’aille pas en s’arrangeant pour toi. Tu peux mettre ton président sur l’échafaud si ça te fait plaisir, mais cela ne changera pas grand-chose. De notre poste d’observation, le problème et la solution sont ailleurs, et peut être en partie chez nous.

Peuple de France, tu ne supportes pas l’injustice ?! Et tu es prêt à te battre contre elle ? Bravo, c’est ce que j’aime chez toi !  Alors tu devrais aller voir de l’autre côté de tes frontières.

Tu verrais que la pauvreté et la richesse ne se mesurent pas seulement en Euros. Ici, nous parvenons à être heureux avec pas grand chose. Et il le faut bien. Quand on n’a rien ou si peu, on s’organise autrement.

Par exemple, ici, ce sont les enfants qui se chargent des « vieux » (le terme n’est pas péjoratif en Afrique, bien au contraire), et non les abominables maisons de retraites qui te coutent très cher ou sucrent ton héritage. Outre le côté naturel de la chose, cela comporte de nombreux avantages. Les vieux assurent en grande partie l’éducation des petits enfants, plutôt que l’Education Nationale, qui, même en France où elle est jugée « au top », forme plus des barbares que des individus civilisés. Ainsi la politesse, le civisme et …le respect des anciens sont bien plus élevés chez nous que chez vous.

L’assurance maladie, elle aussi te coûte très cher. Avec l’éducation, ce sont les deux plus gros chiffres sur ta feuille d’impôt. Pourtant ta santé ne s’arrange pas. Comparé à nous, tu as plutôt l’air mal foutu. Or les vieux nous transmettent la médecine traditionnelle, les remèdes de grand-mère, qui ne coûtent presque rien. Ton problème, ce n’est pas que tu es plus pauvre qu’avant, mais que tu as rendu payant tout ce qui était gratuit.

Et plus important encore, notre mode de vie basé sur l’écoute des anciens, répond à une autre de tes préoccupations majeures, celle de la manif d’à côté, celle des Gilets verts. Car c’est un modèle de développement durable. Plus lent certes, mais durable. Parce que les vieux ont appris la patience, ils appliquent à toute innovation, le principe de précaution qui est la condition sinéquanone de l’écologie.

Gilet jaune, sache que ton mouvement soulève un grand espoir à l’étranger, tout comme les fameux printemps arabes ont fait rêver la France. Mais peut-être ne vois-tu pas le potentiel universel de cette révolution en cours ? Après tes 30 glorieuses, et tes 50 ans de gueule de bois post Mai 68, on aimerait que tu nous fasses un remake de 1789, avec une vraie vision universelle ! Celle qui nous permettra ensemble de trouver les clés d’une mondialisation heureuse.

Gilet jaune, réjouis toi ! Le monde te regarde et 6 milliards de pauvres comptent sur toi.

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