Journaliste, un métier dangereux

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas un journaliste qui s’adresse aux citoyens, mais un citoyen qui s’adresse aux journalistes.

Les récents articles parus dans la presse internationale sur la situation au centre du Mali, évoquent de plus en plus les risques d‘un conflit interethnique entre Peuls et Dogons. Certains journalistes pour prendre les devants, n’hésitent pas à parler de génocide programmé !

Ces articles sont relayés par les médias locaux, régionaux, internationaux et les réseaux sociaux. Tout le monde s’attend donc au pire.

En évoquant ce risque terrible de génocide, quel rôle jouent les médias ? Celui d’informer, d’alerter, de prévenir, diront les nostalgiques de l’époque d’Albert Londres.

En 1929, Albert Londres, suite à 4 mois de reportage en Afrique noire, révélait à l’Occident les conditions de travail inhumaines sur les chantiers des chemins de fer et les exploitations forestières au Congo. Il remit, par la même, en cause l’idée communément acceptée en Europe, de la mission civilisatrice de la colonisation. Son reportage toucha la sensibilité des citoyens, qui se demandèrent comment on pouvait prétendre civiliser qui que ce soit avec des méthodes aussi barbares *. Les colonialistes l’accusèrent de trahir sa patrie et le menacèrent de mort. Mais Albert Londres, qui n’en était pas à son coup d’essai, publia son reportage et également un livre, « Terre d’ébène », sur le sujet. Les parlementaires diligentèrent une enquête et les traitements inhumains cessèrent. Son reportage sauva la vie de dizaines de milliers d’africains. Le prix Albert Londres couronne encore aujourd’hui le meilleur reporter francophone de l’année.

Quant à moi, ces récents articles sur le Mali m’ont fait penser à cette fable de Gabriel Garcia Marquez, « La profecia autocumplida », que j’ai légèrement modifiée :

« C’est l‘histoire d’un petit garçon qui vivait seul avec sa mère, à l’écart du village. Arrivée depuis peu, les gens ne la connaissant pas bien s’imaginaient beaucoup de choses à son sujet. Un matin, comme elle avait fait des mauvais rêves dont le sens lui échappait, elle dit à son petit garçon qu’elle avait un mauvais pressentiment. Le petit garçon en allant chercher le pain, parla de la prédiction de sa mère à la boulangère, en l’enjolivant pour faire l’important. La boulangère, pipelette comme tous les petits commerçants, répéta la nouvelle à toute sa clientèle ce jour-là, sans toujours préciser la source, bien trop insignifiante pour son propos. En peu de temps, la nouvelle s’était répandue en prenant différentes formes. Il sembla à certains qu’elle venait de plusieurs sources concordantes, ce qui dans leur esprit renforça sa crédibilité. Le lendemain, en prévision d’une possible catastrophe, les gens voulurent stocker des denrées et se précipitèrent chez les petits commerçants pour acheter tout ce qui s’y trouvait. La pénurie ne tarda pas, et les gens y virent un signe de mauvais augure, qui confirmait la malédiction. Par prudence, un père de famille, ayant sa femme enceinte, préféra quitter le village en attendant que les choses rentrent dans l’ordre. Ses voisins s’en inquiétèrent. Un à un, ils s’en allèrent, préférant maintenant emporter leurs affaires, car Dieu sait quand ils pourraient revenir. Le dernier à partir, voyant le village abandonné, décida de brûler sa maison plutôt que la laisser aux pilleurs, que ne manquerait pas d’attirer un village désert. En voyant sa maison brûler, il repensa à la prophétie, et se signa en constatant qu’elle s’était réalisée. »

Le monde a bien changé depuis l’époque d’Albert Londres. Les nouvelles technologies de communication ont apporté aux médias une puissance démentielle. L’info est partout, instantanément, comme un immense haut-parleur au-dessus de la terre. Il est à présent impossible de lui échapper, et mis à part dans les dictatures qui parviennent encore à la museler, la presse détient le pouvoir suprême. Une campagne médiatique bien orchestrée, peut du jour au lendemain soulever la population dans n’importe quel pays du monde.

La presse est servie par les journalistes. C’est une profession qui endosse d’énormes responsabilités. Certes, ils ont remplacé les colporteurs de ragots d’hier qui faisaient, on l’a vu, des ravages considérables. Si cela constitue un progrès, il demeure insuffisant au regard de l’évolution des moyens de diffusion.

Au Mali, pays cible de l’actualité depuis 10 ans, les médias ont joué un rôle crucial dans le déroulement des événements, et principalement les médias français. Car les maliens, comme dans la plupart des pays d’Afrique francophone, suivent les journaux télévisés (JT) français autant sinon plus que leurs chaines nationales. Radio France Internationale (RFI) est de loin la radio la plus écoutée au Sahel. Ces médias ont une telle influence dans la région, qu’un acteur politique local ne commence à être reconnu qu’à partir du moment où on en parle dans la presse étrangère.

L’Histoire (qui n’est malheureusement pas une fable cette fois-ci), commence en 2009, lorsque des bandits armés commencèrent à prendre en otages des occidentaux, et les gardèrent prisonniers au nord du Mali. Ils demandèrent des rançons et obtinrent quelques centaines de milliers d’euros, parfois plus, mais bénéficièrent surtout d’une publicité de plusieurs centaines de millions d’euros, si l’on considère le prix à la seconde du temps d’antenne aux JT de 20 heures sur les chaines nationales françaises.

Nous sommes bien placés, en France, pour savoir qu’un tel budget médiatique, bien utilisé, peut en quelques mois propulser un inconnu au poste de président de la République. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces bandes armées aient pris de l’envergure sur le plan régional. Les mouvements « terroristes » du monde entier, voyant le succès médiatique de ces prises d’otages, accoururent au Sahel. Ils apportèrent leurs compétences, leurs réseaux, parfois une idéologie, et surtout soignèrent leur communication.

Ces groupuscules, vivant jusqu’alors de trafics, sont devenus en peu de temps les figures d’un combat contre l’Occident. Le Mali était leur plateau TV, et c’est tout juste s’ils ne passaient pas leurs annonces de recrutement en direct sur TF1 ou France2. On remarquera que les médias ont employé depuis le début une terminologie tendancieuse, parlant de terrorisme quand il s’agissait souvent de banditisme, de djihadisme quand il s’agissait de politique. Par goût du sensationnel probablement…

Les conséquences ne se sont pas fait attendre, car les politiques français ont fait ce que le peuple attendait d’eux : libérer les otages (en payant une rançon). Et, alors que c’était un acte totalement inconséquent, ils y ont vu une opportunité de soigner leur popularité, en allant accueillir les otages en personne à leur descente d’avion…devant les caméras ! Puis, pour masquer leur lâcheté et montrer leur sens des responsabilités, ils ont solennellement demandé à leurs ressortissants d’évacuer la région. Aux touristes en premier lieu, puis aux associations, aux entreprises, aux fonctionnaires…. Le Sahel est devenu un désert…. qui profite aux bandits et aux trafiquants bien sûr ! Mais que faire d’autre au Sahel quand la société civile s’est disloquée ?

Après les prises d’otages, dont les téléspectateurs commençaient enfin à se lasser, ont suivi les attaques terroristes. Beaucoup plus spectaculaires, leur objectif est encore plus clair que celui des prises d’otages. Le but de ces attaques n’est pas de tuer quelques personnes, fût-ce des occidentaux, ou d’obtenir de l’argent, ce ne sont que des coups médiatiques à visées politiques. Ainsi, la simple menace de perpétrer une attaque pour des groupes en capacité de le faire peut conduire un chef d’État à leur faire des concessions.

Sans médias pour les relayer, il n’y aurait pas d’attaques terroristes, car elles coûteraient plus cher à mettre en œuvre que ce qu’elles rapporteraient. Il n’y aurait que des actes de guerre, qui eux demandent des moyens et une organisation considérables.

Beaucoup de journalistes ont conscience du danger de relayer ces informations. Ils savent que faute de spectateurs le spectacle n’aurait peut-être pas lieu, mais ils n’arrivent pas à faire autrement. Tout comme notre conscience écologique ne nous empêche pas de continuer à détruire la planète. Leur travail consiste pour l’essentiel à jouer sur la sensibilité populaire, comme un violoniste sur la corde de son instrument. Pour viser plus loin, il faut des hommes comme Albert Londres.

Qu’aurait fait Albert Londres s’il avait été correspondant au Mali ces dix dernières années ?

J’imagine qu’il aurait lutté pour que les grands médias internationaux ne fassent pas leurs choux gras des prises d’otages, il aurait alerté l’opinion publique sur la bêtise profonde de verser des rançons, et dénoncé l’hérésie d’évacuer le Sahel. Il aurait exigé des politiques le courage nécessaire pour prendre les bonnes décisions même si elles vont à l’encontre des aspirations populaires.

Il aurait (quitte à rabaisser encore leurs prétentions) fait douter ses concitoyens de leurs capacités à développer ou à pacifier l’Afrique, même avec les meilleures intentions du monde. (L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit le dicton.)

Il aurait, comme Marlow, dans « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad, dit son écœurement des « rodomontades outrées de la bêtise face à un danger qu’elle (la société occidentale) est incapable de saisir ». Cette société occidentale dont l’économie conduit le monde au bord de l’explosion, et qui prétend en dicter la sécurité !

Il aurait lutté contre la désinformation, poursuivi les faux médias, les mauvais journalistes, qui se frottent les mains dès qu’ils pressentent une catastrophe, et qui en parlent aussitôt, comme le petit garçon parti chercher du pain.

Il aurait fait tout ce qu’un homme qui mesure la portée de ses actes doit faire.

Je ne saurais dire si cela aurait suffi à enrayer les drames qui se produisent au Mali depuis 10 ans, mais cela aurait au moins eu le mérite d’apaiser les esprits et de permettre à chacun d’y voir plus clair au fond de son cœur.

« Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions. »  …. « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».

Albert Londres, 1929

*  Cf. Conquistadors

One Comments

  1. Bonjour Hervé
    Encore ce même plaisir de lecture en découvrant ton article. Merci pour l’extreme pertinence de ton questionnement . Nous sommes ici en France complètement anesthésiés par ces quantités d’info Succinctes et alarmistes sur ce qui se passe au Sahel et au Mali . En réalité On se sait rien et on ne comprend rien à tout ça…. pourtant les « médias «  nous abreuvent en continu !! D’ailleurs on parlent de médias , ce mot ne désigne que des contenants , des supports mais qui alimentent réellement ces contenants de leur contenu… l’afp…. on ne cite personne directement, on ne sait rien de ces journalistes de l’afp …. comment travaillent -ils ??? Albert Londres que tu cites et que tu prends en exemple pour notre plus grand bonheur ne comprendrait rien à ce travail de soit disant journaliste qui sèment leur alertes à tout va sans explications sans analyses .comme de banals spots publicitaires répétitifs !
    .. pour rejoindre ton propos
    je citerai juste cette phrase simple d’Amelie Nothom « Supprimer tous les médias et tous les terrorises se trouveront au chômage « 
    Merci te Ton travail , quasi journalistique !!
    Bénédicte

    Répondre
    Rouleau - 21 juillet 2019

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